Le peintre abstrait Pierre Soulages est, jusqu’au 11 janvier 2026, dans les petits papiers du musée parisien du Luxembourg. Il fait également l’objet d’une grande rétrospective au musée Fabre de Montpellier. L’inventeur de l’outrenoir, décédé en 2022 à l’âge de 102 ans, a expérimenté toute sa vie une multitude de techniques, refusant d’établir une hiérarchie entre les différents supports qu’il utilisait. Avec le soutien de son épouse Colette, qui a fêté ses 104 ans en mars, et du musée Soulages de Rodez, sa ville natale, l’exposition explore une passion méconnue de l’artiste : la peinture sur papier. Un ensemble exceptionnel de 130 œuvres dont une trentaine de pièces inédites sont réunies.

Une grande photo, en noir et blanc comme de bien entendu, ouvre l’exposition : Pierre Soulages, léger sourire aux lèvres, nous accueille assis dans son atelier. Sur les murs blancs du musée, comme sur du papier musique, la scénographie dessine une partition : une succession d’œuvres blanches, noires, de croches, rythmées par des intervalles, des silences. « La taille du musée est parfaitement adaptée, car les papiers sont de petit format dans l’ensemble, estime Alfred Pacquement, le commissaire de l’exposition, qui a bien connu Pierre Soulages. Il collabore avec Camille Morando, responsable de la documentation des collections modernes au Centre Pompidou à Paris, qui a mené un gros travail de recherches sur les archives. 

Entrée de l'exposition "Soulages, une autre lumière" au musée du Luxembourg, à Paris, du 17 septembre 2025 au 11 janvier 2026. (VALERIE GAGET / FRANCEINFO CULTURE)

Entrée de l’exposition « Soulages, une autre lumière » au musée du Luxembourg, à Paris, du 17 septembre 2025 au 11 janvier 2026. (VALERIE GAGET / FRANCEINFO CULTURE)

« C’est l’exposition la plus importante qui ait jamais été consacrée à ce support dans l’œuvre de Pierre Soulages », explique fièrement le commissaire. Quand le musée de Rodez a été créé, en 2014, le peintre et son épouse ont fait une grande donation de peintures sur papier. « C’est dire l’importance que Soulages accordait à ce travail », appuie Alfred Pacquement. L’exposition entend remettre la lumière sur cette partie de son travail, non pas négligée, mais un peu occultée par rapport aux toiles.

Le commissaire redessine le parcours du peintre à grands traits : « Il est né à Rodez, il a été à l’école des Beaux-Arts de Montpellier. Quand la guerre est arrivée, il est devenu clandestin. Il a épousé Colette et ils se sont installés ensemble à Courbevoie ». Il précise que « l’œuvre de Soulages a commencé en 1946, à la fois avec des peintures sur toile, mais surtout avec des papiers ». Pour résumer, c’est sur le papier que la belle histoire de l’artiste aveyronnais, né une nuit de Noël en 1919, a véritablement commencé à s’écrire. 

Pierre Soulages, brou de noix sur papier, 73,5x47 cm, 1946, Collection C.S. (ADAGP PARIS 2025 / VINCENT CUNILLERE)

Pierre Soulages, brou de noix sur papier, 73,5×47 cm, 1946, Collection C.S. (ADAGP PARIS 2025 / VINCENT CUNILLERE)

Après avoir fait un certain nombre de fusains, présentés dans la première salle de l’exposition, l’artiste a utilisé du brou de noix, un colorant naturel qui se présente sous forme de poudre ou de pâte et se dilue avec de l’eau. À Rodez, beaucoup d’artisans comme son père, fabricant de charrettes à chevaux, utilisaient cette matière, plutôt bon marché, pour teindre le bois. Dans des tonalités brunes, Soulages joue avec les transparences et les opacités permises par le brou de noix. Il emploie pour l’appliquer des brosses très larges et des couteaux qui arrachent la matière. Ce faisant, le peintre invente un nouveau type d’œuvres abstraites.

Bien que l’exposition présente deux dessins de jeunesse figuratifs, réalisés d’après modèle à l’école des Beaux-Arts, le commissaire précise que « Soulages est abstrait dès le départ en mars 1946 ». « Tout est peinture, ajoute-t-il, Soulages ne dessine pas, il peint ». Comme le brou de noix séchait plus vite que les huiles, il pouvait faire beaucoup de peintures sur papier et choisir de les garder ou pas. Alfred Pacquement et Camille Morando s’appliquent à présenter un panorama complet de ce travail qui va se développer, avec différentes phases, de 1946 à 2005. « Quand il a commencé sa période de peinture qu’il a appelée l’outrenoir, la matière étant épaisse sur le support, il a fallu qu’il travaille sur toile, détaille le commissaire. Il a donc arrêté de peindre sur papier en 1978-1979 avant de reprendre un peu cette pratique autour de 2004. »

1948 marque une année déterminante dans sa carrière. Soulages n’a que 29 ans et il est choisi avec neuf autres peintres abstraits (dont Frantisek Kupka et Hans Hartung) représentant la scène artistique française, pour une exposition itinérante qui va faire escale dans sept musées allemands. Rappelons que les nazis qualifiaient l’art abstrait de « dégénéré« . C’est même une peinture sur papier de Soulages qui figure sur l’affiche. « C’est vraiment le point de départ de sa carrière internationale, trois ans après la fin de la guerre », souligne Alfred Pacquement. Dans les années 1950-1960, il exposera très régulièrement à New York. « Une bonne partie de sa production part aux États-Unis chez les meilleurs collectionneurs du moment », ajoute l’expert.

Avancer dans l’exposition, c’est un peu comme faire un voyage en train en regardant par la fenêtre. Le paysage garde une unité, mais il évolue parfois subrepticement et d’autres fois de façon radicale. Des œuvres au brou de noix, mais aussi des encres et des gouaches au début de sa carrière, de grandes nappes d’encre noire dans les années 1960 rappelant ses peintures sur toiles réalisées à la même époque, puis, dans les années 1970, des compositions beaucoup plus minimales, plus construites… Admirez notamment quatre sublimes cadres dans des tons noirs et bleus qui occupent tout un pan de mur. « Les peintures sur papier, c’est une œuvre dans l’œuvre », résume le commissaire de l’exposition.

Pierre Soulages, gouache et encre sur papier marouflé sur toile, 99x63,4 cm,
1978, Collection C.S. (ADAGP PARIS 2025 / VINCENT CUNILLERE)

Pierre Soulages, gouache et encre sur papier marouflé sur toile, 99×63,4 cm,
1978, Collection C.S. (ADAGP PARIS 2025 / VINCENT CUNILLERE)

Deux films agrémentent cette exposition très complète et permettent de réentendre la voix du maître : une interview avec le journaliste Pierre Dumayet, l’homme à la pipe, en 1969, et un témoignage plus personnel sur une expérience vécue à l’école. Pierre Soulages raconte qu’un jour, le professeur a demandé aux élèves de sa classe de dessiner une machine à vapeur. Ses camarades se sont aussitôt tournés vers lui sachant qu’il était le plus doué. Sur le tableau noir, le jeune Pierre a commencé par poser sa craie à plat pour tracer deux grands rectangles blancs accolés. Puis, devant son enseignant interloqué, il a ensuite mouillé son doigt et effacé la craie pour faire apparaître les pistons. « Je n’aurais jamais pensé à ça », a réagi son professeur. C’est très bien. Je vous mets 9 en leçon jusqu’à la fin du trimestre ». Le peintre explique, amusé, que c’est l’un de ses « rares titres de gloire » dans sa scolarité.

« Si je me souviens de cette histoire, explique-t-il, c’est que j’ai toujours pensé comme ça. Tous les brous de noix que j’ai faits, ce ne sont pas des lignes. La ligne est toujours une épaisseur, elle a toujours une surface (…) Il y a toujours une relation qui se fait avec la surface. Ce n’est pas qu’une trace, c’est aussi quelque chose de concret qui se passe sur la toile ». Son approche de la forme dessinée apparaît, comme les pistons, de façon limpide grâce à cette anecdote racontée dans le film. 

Pierre Soulages, mine de plomb sur papier marouflé sur toile, 75x59 cm, vers
1999-2000, Collection C.S. (ADAGP PARIS 2025 / VINCENT CUNILLERE)

Pierre Soulages, mine de plomb sur papier marouflé sur toile, 75×59 cm, vers
1999-2000, Collection C.S. (ADAGP PARIS 2025 / VINCENT CUNILLERE)

Le maître aveyronnais racontait aussi qu’à l’âge de 8 ou 10 ans, il traçait déjà à l’encre noire des traits sur du papier blanc pour réaliser un paysage de neige. « Je suis persuadé que ce que je cherchais, c’était le blanc du papier qui s’illuminait et devenait aussi blanc que la neige grâce à mes traits noirs », a-t-il confié.

Et bien que ce type d’œuvres se soit fait plus rare à l’hiver de sa vie, Soulages n’a jamais oublié qu’elles étaient à la source même de son inspiration. Le musée parisien du Luxembourg comme le musée Fabre de Montpellier ont la bonne idée, deux ans après sa mort, de remettre en lumière l’œuvre unique de ce géant de l’art contemporain. N’hésitez pas à entrer dans sa magie noire.

« Soulages, une autre lumière. Peintures sur papier » (Nouvelle fenêtre) », « du 16 septembre 2025 au 11 janvier 2026, au musée du Luxembourg de Paris

Rétrospective « Pierre Soulages, la rencontre » au musée Fabre de Montpellier, jusqu’au 4 janvier 2026.