Rien ne va plus au Wagon Souk. Depuis plusieurs semaines, les mises en cause s’accumulent autour de ce qui était devenu, au fil des ans, un incontournable de la vie culturelle et solidaire à Strasbourg. L’arrêté préfectoral pris le 29 août dernier, ordonnant la fermeture administrative du lieu, entérine des dysfonctionnements majeurs.

Plusieurs témoignages présents dans cet article ont été rendus anonymes à la demande des personnes interrogées.

Mi-juillet, la sous-préfète Cécile Rackette se déplace en personne au Wagon Souk pour une opération coordonnant plusieurs services de l’État. Sur place, 600 bouteilles d’alcools forts sont trouvées.

Contactée par téléphone début septembre, la représentante de l’État le précise : la licence 4 avait été refusée au tiers-lieu à cause de sa non-conformité aux normes de sécurité – un rapport de la police des bâtiments, datant de 2024, alertait sur la possibilité de conséquences dramatiques pour le public et les secours en cas d’incendie. Elle indique également avoir été informée de la poursuite de la vente illégale début août, en dépit de la saisie des bouteilles en question.

Au cœur de la tempête : le gérant du Wagon Souk et président de l’association « Sauver le Monde » en charge du lieu, Mohamed Zahi – plus connu sous le nom de Zaï Mo.

Wagon Souk © Anthony Jilli / Pokaa

L’homme fait face aux conséquences de ce contrôle dont le bilan est lourd : en plus de la vente d’alcools forts sans licence, l’administration l’épingle pour travail dissimulé, possession de plusieurs kilos de tabac à narguilé, l’emploi d’une personne en situation irrégulière sans autorisation. Et toujours cette absence de conformité aux normes incendie qui perdure depuis plusieurs années.

Au-delà de ses déboires administratifs, le patron du Wagon Souk est ciblé par plusieurs accusations de violences qui ont secoué les réseaux sociaux strasbourgeois.

Si une partie du public a été médusée par la brusque accumulation des polémiques, beaucoup d’acteurs/rices du milieu culturel et solidaire décrivent plutôt l’éclatement attendu d’une situation problématique depuis plusieurs années et d’un « climat de terreur » instauré autour du patron.

Wagon Souk © Manon Jensen / Pokaa

La triste saga d’un été strasbourgeois

Après de premiers démêlés avec la mairie concernant le renouvellement du bail au printemps, la mise en place d’un accord entre la Ville et le Wagon Souk a d’abord semblé esquisser un été apaisé, voire un nouveau départ pour le tiers-lieu.  

Il n’en fut rien.

Wagon Souk

Wagon Souk Dispensaire des plantes

© Caroline Alonso Alvarez / Pokaa

Fin juin, une DJ strasbourgeoise dénonce le comportement de Zaï Mo sur les réseaux sociaux. Elle reçoit le soutien de plusieurs artistes et personnalités du monde culturel et militant, certain(e)s témoignent avoir vécu des expériences similaires et évoquent des « comportements sexistes et menaçants ».

Dans la foulée, le collectif Diaspora – qui lutte pour les questions antiracistes, décoloniales et queers – lance un appel à témoignages sur les réseaux sociaux.

Depuis plusieurs années, des intervenant-es, salarié-es et membres du public rapportent des attitudes abusives, irrespectueuses ou intimidantes.

Extrait de l’appel à témoignages publié par le collectif Diaspora sur ses réseaux sociaux

IMG_1304(1) Appel à témoignages lancé pendant l’été par le collectif Diaspora. © Diaspora / Capture d’écran

Le 23 août, l’ex-compagne de Zaï Mo et ex-cogérante du Wagon Souk, ainsi qu’une personnalité du monde artistique, prennent la parole. Sur les réseaux sociaux, elles dénoncent des faits de harcèlement et de diffamation et disent avoir déposé plainte. En réaction, de nombreux/ses internautes témoignent leur soutien.

Montage témoignage WS © Captures d’écran

Dernier épisode estival, la mésaventure de Micah Nicolin, alias Geko, artiste peintre. Au début de l’été, il signe un contrat de prêt qui vise à exposer une toile au Wagon Souk jusqu’au 31 août.

Lorsqu’il se rend sur place avec un ami le 30 août, il retrouve sa toile éventrée : « Elle est déchirée de partout. À ce moment-là, je suis choqué, rien ne sort de ma bouche. » Selon l’artiste, le patron du Wagon Souk le raille et, devant lui, piétine volontairement ce qu’il reste de la toile.

Témoignage Wagon Souk toile Geko Dot

Témoignage Wagon Souk toile Geko Dot

La toile exposée faisait 1,5m x 2,5m. © @micah_loup_nicolin / Document remis

Dans une vidéo montrant une partie de l’altercation, que Pokaa a pu consulter, on voit le patron du Wagon Souk porter des coups en direction de Micah, faisant chuter son téléphone. Puis l’ami de ce dernier le repousse physiquement.

Le jeune homme n’a jamais été dédommagé pour la destruction de sa toile, qu’il estime à 500€. Celui qui dit avoir fait l’objet d’intimidations et d’insultes de la part du gérant assume vouloir prendre la parole publiquement pour dénoncer ses agissements.

De son côté, et toujours sur les réseaux sociaux, Zaï Mo dit avoir été agressé et avance une toute autre explication : selon lui, la venue de l’artiste et de son ami est « orchestrée par une véritable association de malfaiteurs […] soutenue en sous-main par la mairie ».

story Zaï Mo

story Zaï Mo

Le jour de l’altercation, Zaï Mo livre sa version sur ses réseaux sociaux. Il y voit la main de Jeanne Barseghian. © Captures d’écran

La municipalité, cible de la contre-attaque

La mairie liée à un jeune artiste peintre ? Si cela peut surprendre, c’est pourtant une partie de la thèse avancée par Zaï Mo. S’estimant victime d’une cabale sur fond de racisme orchestrée par la municipalité en place, il use des réseaux sociaux pour organiser sa défense… par l’attaque. C’est là-bas qu’il qualifie l’équipe municipale de « criminelle » et de « bananière ».

La charge fait suite à un communiqué publié par la municipalité le 1er septembre 2025, dans lequel celle-ci « condamne fermement toute forme de violence qui se serait produite au sein du tiers-lieu, […] salue la libération de la parole des victimes et leur apporte son soutien ».

La Ville ne tolère aucune forme de discrimination et de violence et attend des membres et des instances de l’association qu’elles prennent toutes les mesures à même de clarifier la situation.

Communiqué de la Ville, le 1er septembre 2025

eurométropole strasbourg pokaa

Wagon Souk

1. © Nicolas Kaspar / Pokaa ; 2. © Caroline Alonso Alvarez / Pokaa

Le gérant du Wagon Souk estime que la municipalité s’est alliée à son ex-compagne dans le but de mettre sur pied un nouveau projet en lieu et place du tiers-lieu actuel.

Selon lui, les opérations de contrôle effectuées cet été auraient d’ailleurs été téléguidées dans ce but. Du côté de la préfecture, on défend des mesures qui suivent « une logique purement administrative » et on pointe la multitude de dysfonctionnements relatifs au Wagon Souk s’étalant sur plusieurs années.

Contacté la semaine dernière, Syamak Agha Babaei – 1er adjoint à la maire – pointe le mélange d’éléments d’ordre privé et associatif par l’intéressé, il balaie également les accusations : « Les relations entre mairie et associations ne se passent pas comme ça. La liberté associative, nous on y croit […]. Qu’on désigne la municipalité lorsqu’il y a un problème, ça arrive et c’est ce qu’il fait. Moi, je regarde les faits. »

Nous faisons face à une véritable association de malfaiteurs, dans laquelle le cabinet de la Maire ainsi que certains élu·es semblent impliqués. Leur objectif est clair : m’écarter de Wagon afin d’imposer une direction docile, qu’ils puissent contrôler et qui serve leurs intérêts politiques, notamment en vue des prochaines municipales.

Mohamed Zahi, dans un mail adressé à Pokaa le 14 septembre

Du côté de plusieurs acteurs/rices du milieu associatif et culturel strasbourgeois qui ont accepté de témoigner, on nous livre un tout autre son de cloche, à l’opposé de la thèse d’un acharnement de la municipalité. 

Celles et ceux qui décrivent des comportements violents de la part de Zaï Mo depuis de nombreuses années en veulent à « l’inaction » d’une mairie qu’ils et elles jugent avoir été trop accommodante : « Des élus ont été très lâches, ils ont eu des témoignages et savaient énormément de choses. Malgré ça, ils ont toujours ménagé la chèvre et le chou. Le Wagon Souk, son aspect militant et sa communauté forte, ont réussi à avoir un poids assez important pour que la mairie n’agisse pas. »

Wagon Souk credit Caroline Alonso (3) Avant de déménager rue du Rempart, le Wagon Souk était situé dans le parc Grüber, à Koenigshoffen. © Caroline Alonso / Pokaa

De quoi irriter Syamak Agha Babaei, qui dit avoir pris connaissance des accusations cet été sur les réseaux sociaux. Il aurait été contacté, depuis, par une victime présumée qui lui aurait fait part de son témoignage.

S’il met en avant « une proposition culturelle, une mixité, une interculturalité, un travail sur la culture diasporique » qu’il était important de soutenir, il revendique la fermeté dont la Ville aurait fait preuve quant au respect des règlementations : « Nous avons essayé de les accompagner face à d’éventuelles difficultés sur le plan administratif. Mais on a toujours dit que les irrégularités devaient cesser. […] On a fait ce qu’il fallait. » Rappelant par ailleurs les exigences de la Ville vis-à-vis de la mise en conformité du lieu, au cœur des polémiques du printemps.

Il assure également que le Wagon Souk ne bénéficiait d’aucune subvention de la Ville.

syamak agha babaei

Centre administratif

1. © Live Conseil municipal du 5 février 2024 / Capture d’écran ; 2. © David Levêque / Pokaa

De son côté, un acteur culturel strasbourgeois que nous avons pu interroger par téléphone ne met pas en cause uniquement la municipalité, mais dénonce « un système entier » qui n’aurait jamais agi pour mettre fin à des pratiques pourtant connues. Préférant rester anonyme, il affirme également avoir porté plainte contre Zaï Mo pour violences physiques et menaces de mort.

Le vendredi 12 septembre, nous avons également pu échanger avec un organisateur de soirées à Strasbourg. Il évoque l’absence de normes : « Quand tu signes une convention avec un lieu pour organiser une soirée, tu es censé voir les papiers certifiant que la salle est aux normes. Là-bas, personne n’en a jamais vu la couleur […] Ce qui se passe actuellement devait se passer depuis bien longtemps. Tout le monde savait ! »

Il insiste aussi sur le mauvais traitement de certain(e)s employé(e)s, dont il affirme que le milieu tout entier avait eu des échos, notamment après l’épisode Mama Souk – relaté par Rue89 Strasbourg : « Il n’y avait qu’un but : faire du business. Sous couvert d’un vernis associatif, c’était une machine à cash ! » 

Dans une enquête publiée cette semaine, Rue89 Strasbourg se penche d’ailleurs sur le traitement des employé(e)s et sur cet aspect financier, concrétisé par l’achat d’un lingot d’or.

Wagon Souk

Wagon Souk

1. © Caroline Alonso Alvarez / Pokaa ; 2. © Anthony Jilli / Pokaa

Tout en saluant la libération de la parole, plusieurs personnes interrogées regrettent le fait que certaines personnalités du monde culturel, qui dénoncent désormais publiquement les agissements de Zaï Mo, auraient pris part activement à ce système, « niant le vécu des victimes durant plusieurs années ».

Quatre mois… et après ?

Face à ces affaires, le flou total demeure quant à l’avenir du Wagon Souk, lieu nécessaire, novateur en matière de représentation et de visibilité des minorités, de solidarité et de création artistique.

Il faudra déjà que l’établissement se mette en conformité avec les normes incendie pour ne pas risquer une nouvelle fermeture plus longue encore.

wagon-souk-demenagement-gare-strasbourg © Google Maps / Capture d’écran

De son côté, par son communiqué du 1er septembre, la Ville annonce la suspension des travaux avec le Wagon Souk mais laisse une porte de sortie, se disant prête à les reprendre « dès que la gouvernance de l’association sera stabilisée ».

Syamak Agha Babaei insiste : « La balle est dans leur camp. »

En attendant, la rupture semble consommée : « On est allés jusqu’au bout de la logique d’accompagnement et de dialogue. Aujourd’hui, il y a des failles importantes. On ne peut pas se prévaloir de lutter contre les discriminations et avoir envers soi-même des soupçons de discrimination qui puissent exister. »

Il ne peut pas y avoir de réouverture si l’ensemble des normes ne sont pas respectées. Pour l’instant, nous ne voyons pas dans quelles conditions continuer le travail que nous avons commencé avec l’association.

Syamak Agha Babaei, 1er adjoint à la maire

Du côté du milieu culturel et événementiel, le Wagon Souk fait l’objet d’une vague de boycott à laquelle participent bon nombre d’artistes de la scène locale. Contactée la semaine dernière, une figure de la nuit strasbourgeoise nous l’affirmait comme une évidence : « Je ne reviendrai pas tant que la direction n’aura pas changé, et nous sommes plusieurs dans ce cas. »

Outre les affaires de violences, elle pointe les manquements en matière de sécurité : « Plein de collectifs s’en sont déjà rendu compte. Il n’y a pas de sorties de secours, pas de détecteurs de fumée, pas d’extincteurs, rien. »

Wagon Souk © Manon Jensen / Pokaa

Désormais, c’est la question du changement de gouvernance de l’association qui est dans tous les esprits. Contacté, Mohamed Zahi ne semble pas prêt à passer la main. Par un mail du 14 septembre, il réaffirme sa volonté de poursuivre le projet du Wagon Souk : « Ce n’est pas la première fois que nous devons affronter des accusations, des rumeurs ou des campagnes de lynchage. Mais chaque fois, cela nous a renforcé et nous a donné davantage de détermination pour avancer et aller encore plus loin dans ce projet. Je reste donc dans ce même état d’esprit, et vous aurez très bientôt de nos nouvelles sur nos réseaux. »

En face, de nombreuses personnes expriment publiquement leur volonté de voir du changement, à l’instar du collectif Diaspora qui appelle à la démission de la direction. Sur les réseaux sociaux, le collectif livrait à la mi-août un premier bilan de son appel et affirmait avoir reçu de nombreux témoignages faisant état de « dysfonctionnements graves et [de] violences systématiques qui se déroulent au Wagon Souk ».

Il insiste également sur le souhait de préserver le Wagon Souk, « un projet ambitieux et politiquement nécessaire ».

Parmi les différent(e)s acteurs/rices du milieu culturel et alternatif strasbourgeois contacté(e)s pour cet article, plusieurs ont refusé d’apporter leur témoignage, même anonymisé, en faisant mention explicite d’une crainte de représailles de la part de Mohamed Zahi.