Par
Mariane RIAUTE
Publié le
21 sept. 2025 à 8h53
Lorsqu’elle arpente les galeries d’art, on la reconnaît grâce à son chapeau noir qui coiffe ses boucles blanches. C’est aussi son regard qu’on lui reconnaît, celui qu’elle conserve depuis plusieurs décennies : « Un critique d’art qui rentre dans une galerie ne doit pas marquer ses émotions, jusqu’à ce qu’il sorte. Ainsi l’artiste est obligé d’attendre que son papier soit publié pour savoir ce qu’il en est », lance-t-elle en nous guidant dans sa maison. Certains la craignent, ou plutôt ce sont ses mots qu’ils appréhendent : des mots qui peuvent refléter les qualités d’une œuvre ou tout simplement dépeindre une absence de talent. Des écrits clairs et incisifs, mais justes ; dans un univers où l’art a toujours le dernier mot. Voix du Midi Lauragais a rencontré la mystérieuse Aline Llareus-Dinier, critique d’art à Montlaur, sur les terres du Lauragais ; et vous livre une (infime) partie de son parcours semé de rencontres rarissimes, d’anecdotes atypiques, le tout (généreusement) saupoudré du goût de l’art.
Son cabinet de curiosité
Chaque pièce, chaque mur, chaque m² de sa maison est intimement lié à son histoire personnelle et professionnelle. Lorsque le critique d’art (adjectif sciemment choisi car il s’agit du métier, pas de la critique produite en elle-même, nous corrige-t-elle) nous guide dans les entrailles de ce véritable cabinet de curiosité, c’est comme si elle nous prenait par la main pour nous dévoiler sa vie. Ou du moins, une partie – puisqu’une journée n’y suffirait pas.
Des tableaux, des sculptures, des souvenirs d’artistes qui ont marqué son parcours, une anecdote par ci, une histoire étonnante par là, des cadeaux qui ont surtout du sens pour elle, un carnet « L’art est partout » déposé dans ses toilettes par l’artiste Ben…
« Tout ça, c’est moi, c’est ma vie », lance-t-elle avec un sourire apaisé. Si l’on ne sait alors plus où donner de la tête, Aline Llareus-Dinier, elle, se souvient de l’histoire de chacune de ces œuvres.
« Je me piégeais moi-même ! »
Aline Llareus-Dinier passe son bac en Lettres modernes option arts plastiques au Lycée Gabriel Fauré à Foix et obtient une Maîtrise dans la critique littéraire et la création poétique en 1970. Deux ans plus tard, elle rejoint le journal La Dépêche du Midi pour y tenir sa propre rubrique, « Itinéraire artistique », jusqu’en 1989. Passée par les ateliers de Christian Schmidt (peinture) et d’Antonio Alos (sculpture), elle participera par la suite à plusieurs revues d’art.
Pendant ses « jeunes années », elle réalisa une présentation pour célébrer la mort de l’artiste Salvador Dalí, aujourd’hui installée sur son plafond : « Je voulais réaliser une présentation complètement délirante, à la manière de Dalí. Je ne me rendais pas compte que je me piégeais moi-même ! »
En effet, à l’obtention de son diplôme de critique d’art, elle a prêté serment de ne jamais exposer de peinture, pour ne pas être « juge et partie en même temps ». Cet hommage a été écrit sur le tempo de Dalí, en y ajoutant une bandera catalane – rappelant aussi ses propres origines -, le tout pris dans une spirale avec un dessin en son centre. Sans qu’elle s’en rende compte, la représentation était devenue une œuvre, ce qui lui a valu une suspension (temporaire) d’écriture artistique. Ce jour-là, la colère l’a poussée à peindre tout plein d’objets chez elle.
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« Je passais mes étés sous le piano de Gilbert Bécaud »
Ses premiers contacts avec l’art, elle les doit à sa marraine qui l’a éduquée. Cette dernière travaillait dans une usine dont le directeur avait recueilli la veuve d’un résistant russe : « Elle n’arrêtait pas de dessiner des portraits. Et à Foix, mon voisin était acteur et fils d’une dame qui avait eu un grand prix de l’Académie des beaux-arts. J’ai toujours vécu dans ce milieu artistique. J’ai rencontré Dalí et Picasso grâce à mes grands-parents paternels ; et je passais mes étés assise sous le piano de Gilbert Bécaud. »
À vivre au milieu des chanteurs, danseurs ou encore jongleurs, c’était une suite logique que de rester dans le monde de l’art. À l’école, elle voulait être pianiste, danseuse, « derrière le chevalet mais aussi sur la piste », s’en amuse-t-elle désormais. Mais partir suivre les cours de l’École des Beaux-Arts n’était pas accepté par sa famille.

Salvador Dalí, Gilbert Bécaud, Picasso… Aline Llareus-dinier a rencontré des grands du monde des arts. ©Mariane Riauté – Voix du Midi Lauragais« Ils n’osent pas ou ne savent pas qu’ils ont du talent »
« Le critique d’art est un passage entre l’artiste et la personne qui regarde. Il sait comment l’objet a été créé donc il peut dire si l’auteur a réussi, s’il est allé au bout ou s’il est resté au pas de la porte », définit celle qui à l’époque est descendue dans une carrière du Sidobre pour sonder les blocs de granit.
Et lorsqu’on demande à cette professeure de Lettres Modernes et de littérature comparée à la retraite pourquoi elle n’a pas rendu son tablier, elle ne bronche pas : « Les salons me permettent de rester en contact avec le monde entier, je ne veux pas quitter l’art. Quand j’arrive à présenter un artiste, je suis heureuse : ils n’osent pas ou ne savent pas qu’ils ont du talent. D’ailleurs, plus ils sont talentueux, plus ils sont modestes. »
Elle sera ainsi prochainement la présidente du jury du prochain Grand concours et salon international des arts plastiques de Peyrolles-en-Provence.
« La vérité en face »
Résidant pour un temps à Toulouse, c’est à Montlaur qu’elle a aujourd’hui installé son QG, comme elle le précise : « Mon mari était maître d’œuvre et il était dérangé car tous les deux jours, des artistes venaient me voir, des cartons sous les bras. Montlaur était un village beaucoup plus tranquille. »
Peu étonnant alors qu’elle chérisse son indépendance : « J’ai toujours été libre et exercé mon métier de manière indépendante. Je parle d’une œuvre si elle me plaît, sinon je n’en parle pas, d’autant plus qu’aujourd’hui nous sommes dans un courant de superficialité. Moi, c’est la vérité en face », qui lui vaut d’avoir toujours eu près d’elle sa « garde rapprochée », sa famille.
Sa rencontre avec Salvador Dalí
C’est en dernière année d’étude à la faculté de Toulouse qu’Aline Llareus-Dinier rencontra un grand maître ; et ce, à plusieurs reprises. « Vous allez recevoir la visite d’un grand maître, Salvador Dalí. Vous êtes priés de vous rendre au Capitole et vous ferez ce qu’on vous dit, vous êtes spectateurs et n’avez pas le droit à la parole », retranscrit-elle des paroles de son professeur de l’époque.
Voilà que Dalí est assis sur une chaise pivotante – qu’il a expressément demandée – et que les étudiants, en tailleur au sol, forment un demi-cercle autour de lui. Le rédacteur en chef du journal Le Monde, Michel Droit, est invité à l’interviewer. « Pendant cette rencontre, Dalí donnait de petits coups de canne qui le faisaient tourner doucement. Le journaliste était obligé de tourner autour de lui pour toujours lui faire face », raconte Aline Llareus-Dinier. « J’ai compté, il a fait sept tours. Je me suis dit qu’il devait forcément y avoir une raison. »
Au septième tour, Dalí annonce – avec un fort accent catalan : « L’interview elle est terminée. » Ces mots provoquent l’étonnement de Michel Droit. Salvador Dalí lui rétorque : « Le bon Dieu a mis sept jours pour créer le monde et tu n’es pas capable de faire une interview en sept questions ? Tu te prends pour qui ? »
Il s’adressa ensuite aux étudiants : « Vous avez vu comment on fait tourner un journaliste en bourrique. Retenez bien : un journaliste, même s’il interviewe un grand maître, doit toujours avoir le dernier mot, tout comme le critique d’art qui ne doit jamais se laisser marcher sur les pieds. »
« Là, j’ai vu le monsieur »
Et l’histoire ne s’arrête pas là. Aline Llareus-Dinier croisera son chemin une seconde fois, lorsque le maître présente son œuvre La Divine Comédie dans une galerie toulousaine et demande qu’un critique d’art diplômé soit présent. Elle raconte : « J’arrive à la galerie en avance, il était déjà installé sur son fauteuil avec Gala (son épouse, NDLR) assise comme une sirène à ses pieds. Il me jauge de haut en bas et me dit : »Une critique d’art, une critique en jupon, mais une critique. Et une con ça commence par la même lettre, nous sommes à Toulouse, con. » J’avais le sang qui s’était retiré. Je le regarde fixement et lui dis en copiant son accent : »Maître, un critique et un Catalan ça commence aussi par un c et je suis aussi Catalane. » Je me suis alors sentie soulevée par les vigiles qui voulaient me mettre à la porte. Le maître leur demande ce qu’ils font, ils répondent »elle vous a insulté ». Dalí a alors conclu : »Non, elle a compris la leçon, un critique ne doit jamais être tourné en bourrique ». »
C’est ainsi qu’elle eut le privilège d’être invitée pendant trois jours chez Salvador Dalí, à Portlligat, en Espagne. « Là, j’ai vu le monsieur. J’ai compris que toute cette extravagance c’était pour alimenter les caisses des assurances sociales de la Catalogne, pour les familles des pécheurs qui n’avaient pas d’aide financière », révèle-t-elle.
Des courses d’escargots, des tasses jetées dans le goudron en guise d’œuvres… Un séjour dont Aline Llareus-Dinier est rentrée émerveillée.
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