Les Américains vont pouvoir remettre Mister Beast au placard. Mardi 16 septembre, avait lieu le « Made On YouTube », équivalent des Keynote d’Apple et autres conférences de rentrée. Cette année, les représentants du site appartenant à la galaxie Google n’avaient qu’un mot à la bouche : l’IA. Déjà présente sur la plateforme, l’intelligence artificielle s’apprête à se glisser dans toutes les étapes du processus créatif, jusque dans la voix, permettant de doubler automatiquement des vidéos dans plus de vingt langues. Avec une promesse : faire exploser le potentiel d’audience des créateurs de contenus.

Discrètement, la traduction s’invite déjà sur plusieurs vidéos, de TiboInShape à Amixem. Mais tous ne sont pas au courant que leurs contenus sont traduits. « C’est quasiment vous qui me mettez au courant, je n’ai rien rempli pour avoir mes vidéos doublées automatiquement, commente par exemple Adam de la chaîne Adam Bros. J’accueille ça de manière relativement indifférente. Ça n’aura aucune incidence sur mon travail. » Le pourcentage de spectateurs qui a vu sa dernière vidéo doublée en anglais : 0,1 %.

« Est-ce qu’une vidéo de Squeezie va marcher en Grèce ? »

Dans l’autre sens, en revanche, il y a un potentiel. MrBeast, l’un des plus gros noms de YouTube aux Etats-Unis avec des vidéos de divertissement, a lancé une vingtaine de déclinaisons de sa chaîne. La version française de sa chaîne, qui renvoie aujourd’hui sur la version traduite de sa chaîne principale, avait cumulé 1,8 million d’abonnés. « On peut se dire que ça va atteindre de nouvelles audiences. Mais personne n’est MrBeast : pour que ça marche, il faut que le contenu lui-même puisse plaire au plus grand nombre, nuance Thomas Angerer, cofondateur de l’agence de créateurs de contenus BeInfluence. Pour beaucoup de youtubers, le contenu est connoté culturellement. Est-ce qu’une vidéo de Squeezie, parce qu’elle est doublée en grec, va marcher en Grèce ? »

« L’audio multilingue permet désormais à un créateur francophone de tester rapidement des marchés où son format a des codes proches [tech, gaming, DIY…], analyse de son côté Gregg Bywalski, directeur général Webedia Creators. Sur ces contenus, l’IA est bien acceptée et peut créer une traction organique réelle. En revanche, dès qu’on parle de formats longs, incarnés ou très émotionnels, la qualité et l’authenticité de la voix restent non négociables. […] La réussite dépend toujours de la force du contenu et de sa résonance culturelle locale, et les plateformes continuent de valoriser l’originalité tout en avertissant contre l’abus d’IA. »

Webedia, l’agence qui gère des créateurs comme InoxTag ou la chaîne Epicurieux de Jamy Gourmaud, indique avoir déjà mené des tests sur le doublage des vidéos. « Nous avons fait de nombreux tests d’IA bluffants en matière de rendu et de qualité pour doubler en multilingue des magazines d’actu Gaming pour notre média JV, ou certains contenus d’influenceurs », complète Julien Paris, directeur des opérations Social Video. « Pendant longtemps, les performances n’étaient pas satisfaisantes, mais on a fait beaucoup de progrès, juge tout de même Julien Malaurent, directeur général adjoint de l’Essec et spécialiste des nouvelles technologies. Ça peut vraiment permettre l’émergence de profils qui ne sont pas anglophones et qui visent un public limité. »

Des premières expériences peu concluantes

Cette possibilité de toucher de nouvelles audiences va-t-elle faire évoluer les sponsors, qui restent le principal moyen de financement des gros créateurs ? Rien n’est moins sûr pour Julien Paris. « Soit on travaille avec une marque qui est présente dans les différents pays concernés, et le placement produit sera pertinent dans toutes les langues, expose-t-il. Si ce n’est pas le cas, intégrer des marques différentes de façon native et naturelle dans la vidéo en fonction de leur pays cible devient plus difficile et coûteux en matière de moyens de production. »

Cette fonctionnalité risque donc surtout de mettre en concurrence les vidéastes français avec leurs homologues américains. « Les spectateurs n’ont pas forcément envie d’une internationalisation du contenu, juge Adam. Il faut éviter la course au spectacle : sur ça, les Américains ont trop d’avance, trop de moyens. » « Pour les francophones, ce qui est un désavantage pour s’internationaliser peut-être la plus grande force pour rester pertinent auprès du public original : aller à fond dans les refs, la localité, l’identification », juge Thomas Angerer. D’autant que les créateurs francophones qui ont tenté une aventure internationale n’ont pas forcément été couronnés de succès : Henri Tran, de la chaîne Le Rire jaune, avait basculé son contenu en anglais avant de faire marche arrière après deux ans, TiboInShape peine à convertir l’audience issue de ses Shorts à ses vidéos classiques, la chaîne de vulgarisation NotaBene a arrêté le doublage en anglais et en espagnol après quelques tentatives. « Ce qu’on dit à celles et ceux qui veulent tenter cette internationalisation : pas tout de suite ou pas avec ton compte principal », résume le confondateur de BeInfluence.

« Ce n’est pas sans garde-fou, et c’est un processus qui requiert une attention humaine spécifique, relève toutefois Julien Malaurent de l’Essec. L’IA fait 95 % du travail, mais les 5 % restants sont clés et le taux de satisfaction vont être très importants pour que ces systèmes soient adoptés. » Car, dernière réticence : l’IA n’a pas toujours très bonne presse. MrBeast, Nota Bene, ou Inoxtag pour sa vidéo d’alpinisme Kaizen, ont fait appel à des comédiens de doublage professionnels. « Les créateurs vont devoir se positionner sur l’IA générative. Ils en sont les premiers bénéficiaires, mais cela pose un problème éthique pour eux et leur audience, confirme Adam. Moi, par exemple, je compte enlever ce doublage si c’est possible. » A l’heure où toutes les plateformes annoncent des tonnes de fonctionnalités dopées à l’IA, la vraie valeur ajouter, c’est peut-être de ne pas y avoir recours.