Un rapport publié ce 23 septembre par Public Eye et Unearthed (1) révèle que l’Europe, et la France en particulier, continuent d’exporter massivement des pesticides bannis de leur propre territoire. Une pratique cynique, assimilée par certains experts à une forme de « racisme environnemental ». En 2024, près de 122 000 tonnes de pesticides interdits en Europe ont été vendues à l’étranger. C’est 50 % de plus qu’en 2018.

Derrière ce chiffre vertigineux, se cache une réalité glaçante : des substances jugées trop dangereuses pour être utilisées sur le sol européen continuent d’être produites et expédiées, en priorité vers les pays les plus pauvres. La France, pourtant censée avoir interdit ces exportations depuis 2022 (2), figure toujours parmi les plus gros exportateurs.

L’Europe exporte ce qu’elle interdit chez elle

Le rapport pointe la responsabilité directe de l’Union européenne, qui tolère la production de pesticides bannis afin d’alimenter un marché extérieur. Les exemples sont nombreux : le dichloropropène (1,3-D), interdit depuis 2007 ; la picoxystrobine, fongicide aux effets génotoxiques, interdite depuis 2017 ; le fipronil, insecticide dangereux pour les pollinisateurs, également interdit depuis 2017.

En 2024, la France a ainsi exporté plus de 6 600 tonnes de ces substances vers les pays du Sud, malgré l’interdiction inscrite dans la loi Egalim. Elle occupe la septième place du classement des exportateurs, dominé par l’Allemagne, la Belgique, l’Espagne, les Pays-Bas et la Bulgarie.

Pour Olivier de Schutter, rapporteur spécial de l’ONU sur l’extrême pauvreté, ce commerce relève d’un véritable « racisme environnemental » : accepter d’exposer les populations vulnérables du Sud à des produits jugés trop dangereux pour les citoyens européens (3).

Des failles juridiques en France et en Europe

En France, les ONG dénoncent un système légal truffé de brèches. En théorie, la France avait pris les devants. Dès 2018, la loi Egalim prévoyait l’interdiction des exportations de pesticides non autorisés à compter de 2022 (4). Pourtant, cette mesure est restée largement lettre morte. D’une part parce que les décrets d’application ont tardé à être publiés, d’autre part parce que les industriels ont trouvé dans les formulations juridiques des marges de manœuvre qui leur permettent de poursuivre leur commerce. Résultat : plus de 6 600 tonnes de substances interdites ont quitté le territoire français en 2024.

L’adoption de la loi Duplomb en juillet 2025 aurait pu combler ces lacunes. Mais elle entretient au contraire une zone grise (5). Certaines dérogations permettent toujours la fabrication et l’exportation de produits interdits, sous couvert de « stocks existants » ou de substances dites « en cours de réévaluation ». Ce flou réglementaire favorise les contournements, au détriment de la santé publique et de la cohérence législative.

Au niveau européen, la situation n’est guère plus satisfaisante. La Commission européenne avait annoncé en 2020 une proposition de règlement pour mettre fin à ce double standard (6), censée être présentée en 2023. Deux ans plus tard, aucune mesure concrète n’a été adoptée. Pire, l’Union s’apprête à ratifier un accord de libre-échange avec le Mercosur, qui réduira encore les droits de douane sur ces produits toxiques. En clair, Bruxelles ouvre la porte à une intensification de ce commerce, tout en important sur son sol des denrées agricoles cultivées avec les pesticides qu’elle juge pourtant trop dangereux pour ses propres citoyens.

Ce contraste entre les discours officiels – promouvant une « transition agroécologique » et la protection des consommateurs – et la réalité d’un commerce toxique assumé, révèle un double langage préoccupant.

Affiche de la campagne de Humundi-SOS Faim contre l’exportation des pesticides à partir notamment de la Belgique
Des conséquences dramatiques au Sud

Dans les pays destinataires, les pesticides interdits en Europe ne sont pas seulement un enjeu sanitaire : ils bouleversent des équilibres sociaux, économiques et environnementaux déjà fragiles. Souvent utilisés sans équipements de protection adaptés ni suivi médical, ces produits exposent directement les travailleurs agricoles, parmi lesquels de nombreuses femmes et enfants. Les intoxications aiguës, les maladies chroniques et les décès ne sont que la partie visible d’un drame silencieux.

Au-delà de la santé humaine, l’impact écologique est considérable : pollution durable des sols, contamination des nappes phréatiques, disparition d’espèces locales. Dans certaines régions, les communautés rurales se retrouvent piégées dans un cercle vicieux : elles dépendent économiquement des cultures d’exportation exigeant ces intrants, tout en voyant leur environnement immédiat se dégrader.

Un exemple frappant vient du Brésil, l’un des principaux acheteurs de pesticides européens interdits. Le dichloropropène, largement utilisé dans les plantations de fruits destinés au marché international, a été associé à une hausse des cancers digestifs chez les travailleurs agricoles et à la contamination des rivières locales, privant des communautés entières d’eau potable. Dans des zones rurales de Côte d’Ivoire, l’usage du fipronil pour le cacao — pourtant interdit en Europe depuis 2017 — a contribué à la raréfaction dramatique des abeilles, menaçant non seulement la biodiversité, mais aussi les moyens de subsistance des paysans.

À cette vulnérabilité s’ajoute une asymétrie criante d’information et de moyens. Les populations concernées disposent rarement de données transparentes sur les risques, ni des alternatives agricoles nécessaires pour s’en affranchir. En exportant des substances bannies chez elle, l’Europe transfère ainsi ses dangers vers des territoires où les garde-fous institutionnels et sanitaires sont plus faibles, accentuant les inégalités mondiales.

La demande des organisations

Les signataires – CCFD-Terre Solidaire, Institut Veblen, FNH, Générations Futures, foodwatch – exigent l’arrêt immédiat de la production et de l’exportation de ces substances interdites. Ils plaident pour des mesures miroirs, afin que les produits agricoles importés respectent les mêmes normes que ceux produits en Europe. Tant que l’Union européenne laissera prospérer ce commerce toxique, affirment-ils, ses politiques de santé et d’environnement resteront contradictoires et inefficaces.

Une hypocrisie qui s’inscrit dans l’Histoire

Ce commerce toxique rappelle d’autres scandales sanitaires et environnementaux, à commencer par celui du chlordécone aux Antilles. Pendant des décennies, ce pesticide a été massivement utilisé, malgré la connaissance de sa dangerosité, laissant derrière lui une population durablement contaminée et des sols pollués pour des siècles. Aujourd’hui, le même mécanisme se répète : les autorités ferment les yeux, invoquent des délais techniques ou des contraintes économiques, tandis que les populations les plus vulnérables paient le prix fort.

En tolérant la production de substances interdites chez elle pour les exporter ailleurs, l’Europe entretient un système à double standard : ce qui est jugé trop dangereux pour les Européens est considéré comme acceptable pour les autres. Une logique de « colonialisme chimique », où la santé des habitants du Sud semble peser moins lourd que les profits de l’industrie agrochimique.

À l’heure où l’Union européenne affiche ses ambitions de « transition verte » et de « pacte pour une alimentation durable », cette contradiction est flagrante. Tant que perdurera cette hypocrisie, les beaux discours sur la protection de l’environnement et des générations futures resteront lettre morte.

Source : foodwatch, 23/09/2025

(1) Public Eye et Unearthed, Pesticides interdits : Les exportations de l’UE en forte hausse malgré les promesses de la Commission, 23 septembre 2025

(2) Une interdiction a été adoptée en 2018, dans le cadre de la loi Egalim, à compter du 1er janvier 2022. L’article L.253-8 IV du code rural et de la pêche maritime interdit en effet “la production, le stockage et la circulation de produits phytopharmaceutiques contenant des substances actives non approuvées pour des raisons liées à la protection de la santé humaine ou animale ou de l’environnement conformément au règlement (CE) n° 1107/2009 du 21 octobre 2009”. Mais cette mesure et les actes d’exécution contenaient plusieurs lacunes et aucune sanction n’est prévue en cas de non-respect.

(3) Interview d’Olivier De Schutter, Rapporteur spécial des Nations unies sur les droits de l’homme, sur France Info 

(4) La première lacune a été comblée par une décision du Conseil d’Etat, saisi par Générations Futures rendue le 5 mars 2024, et la règle s’applique désormais y compris aux substances actives qui ne sont plus autorisées, car n’ayant pas fait l’objet d’une demande de renouvellement.
Par ailleurs, la circulaire interministérielle du 23 juillet 2019, censée préciser les conditions d’application de cette loi, en limite significativement la portée. Ce texte indique que l’interdiction « porte uniquement sur les produits phytopharmaceutiques contenant dans leur formulation des substances actives non approuvées au niveau européen » et non sur les substances elles-mêmes.
Le 13 décembre 2022, le ministre de la Transition, Christophe Béchu, déclarait ainsi devant l’Assemblée nationale : « On a interdit les exportations de produits en ne précisant pas que ça s’appliquait à la substance active, et nous avons des entreprises qui en profitent. Nous avons à corriger, à amender, parce que l’intention des législateurs n’était pas de permettre cette brèche.»
Le CCFD-Terre Solidaire et l’Institut Veblen, avec le soutien d’Intérêt à Agir ont attaqué cette circulaire devant le Conseil d’État en août 2024.

(5) La loi Duplomb, adoptée en juillet 2025, est loin de résoudre le problème. En effet, nos organisations ont déjà identifié deux failles majeures : les substances interdites pour des raisons autres que sanitaires et environnementales, et les substances n’ayant pas fait l’objet de demandes de renouvellement, sont par exemple exclues de l’interdiction d’exportation. Ainsi, l’alpha-cypermethrine produite par BASF à Genay, a été interdite en raison du refus de l’industriel d’apporter des données nécessaires au processus d’évaluation de la substance, et non pour sa toxicité avérée. Et toujours aucune sanction en cas de non-respect n’est prévue par la loi.

(6) Stratégie pour la durabilité dans le domaine des produits chimiques, Communication de la Commission européenne, 14 octobre 2020.