Une semaine après les sanctions imposées à leur encontre par Marc Keller, les associations visées ont annoncé un silence total pendant le match de Marseille ce 26 septembre. Une évolution supplémentaire du malaise qui embaume le Racing Club de Strasbourg et la Meinau, résultat d’un divorce consommé entre les ultras et la direction. Tentative d’analyse des raisons d’une telle fracture, alors que les craintes d’avoir une Meinau aussi silencieuse qu’une cathédrale n’ont jamais été aussi élevées.
Drôle de climat au Racing Club de Strasbourg. Loin de celui qui rayonne sportivement et qui a une chance de passer la soirée 1er de Ligue 1 en cas de bon résultat face à Marseille, le club strasbourgeois est embourbé dans un extra-sportif compliqué plus d’un an après la grève de 15 minutes décrétée par les UB 90 et les associations solidaires.
Si elle ne représente pas l’alpha et l’oméga de tout ce qui a pu se dérouler depuis, cette grève a appuyé là où cela faisait mal. Elle a rendu vocal, par le silence, le malaise autour du modèle de multipropriété conduit par BlueCo, où le Racing est désormais le petit frère de Chelsea, selon les mots de Marc Keller en conférence de presse le 18 septembre dernier.
Mois après mois, communiqué après communiqué, le fossé entre la direction et les ultras s’est creusé, avec la majorité des supporters/rices prise en plein milieu de ce qui ressemble, à s’y méprendre, à un divorce après 14 ans d’amour. Séparation presque consommée après les sanctions décidées par Marc Keller, auxquelles ont répondu les ultras le 25 septembre par l’intermédiaire, à nouveau, d’un silence qui règnera à la Meinau face à Marseille. Ce, jusqu’à nouvel ordre.
Alors que le malaise se fait de plus en plus épais autour du Racing, et qu’il semble illusoire d’attendre une sortie de crise par le haut, tentative d’analyse de ce qui oppose la direction à ses ultras et associations de supporters/rices engagées. Deux « camps » qui n’arrivent plus à communiquer autrement que par médias interposés, car ils ne parlent désormais plus la même langue.
Résultats VS symbolique
La situation dans laquelle se trouve actuellement le Racing fait émerger une question : est-ce que le football n’est qu’une question de résultats ? Pour la direction, les succès récents du Racing rajoutent plusieurs cordes à leur arc niveau argumentaire. Les résultats positifs, un entraîneur jeune et motivé, et des joueurs qui mouillent le maillot et donnent tout pour le club ont été autant d’arguments pour endiguer le silence du premier quart d’heure, encore plus cette saison, où le Racing caracole tout en haut de la Ligue 1.
À tel point que, désormais, la direction du Racing n’a plus que ce mot à la bouche comme réponse à toutes les critiques. Une vision court-termiste car reposant sur un paramètre variable, et qui autoriserait donc à ne critiquer que si tout allait mal. Cela a d’ailleurs été résumé par Marc Keller en conférence de presse : « Ils [les supporters/rices, ndlr] peuvent siffler si demain on est quinzième. » Rajoutant même, à destination d’Emegha : « Si Ema manque 10 buts de suite… qu’ils sifflent, c’est normal. S’il n’est pas bon, qu’il soit sifflé, c’est la vie. »
On est attaché au club au-delà de ses résultats.
Alexandre, vice-président de la Fédération des supporters
© Anthony Jilli / Pokaa
Une vision qui peut être dangereuse pour le club, puisque durant la première saison de BlueCo où les résultats n’étaient pas là, bien plus de monde était là pour soutenir les initiatives des ultras. Une façon de voir les choses que les associations visées par les sanctions ne partagent pas, selon Alexandre, vice-président de la Fédération des supporters : « Les résultats ne sont qu’une petite partie de l’attachement qu’on a pour le club. »
Regardant au-delà des résultats, les associations sont davantage préoccupées par la symbolique autour du club, et sa vision long terme. Ce qui a été particulièrement visible sur le cas Emegha. Alexandre explique : « Quand on est capitaine du Racing, on ne va pas poser avec le maillot d’un autre club ; la charge symbolique est extrêmement lourde. » Pas le même son de cloche du côté de Marc Keller, célébrant la chance d’avoir un joueur de ce calibre pendant encore un an et défendant la communication d’un jeune homme fier d’aller à Chelsea. Il a même comparé son annonce « à ce qui se fait dans le basket américain ».
© Nicolas Kaspar / Pokaa
« Multipropriété agressive » VS « multipropriété intelligente »
Une phrase qui a sans doute fait tiquer les associations contestataires. Car c’est justement ce système qu’elles combattent et souhaitent éviter. Des craintes qui proviennent de la vision du sport européen partagée par Behdad Eghbali en décembre 2022 : le décideur du Racing souhaite par ses investissements que le sport européen s’aligne sur les standards américains de ligues fermées.
Soit un système entièrement privé, sans promotion ni relégation, sans droit de regard des pouvoirs publics pour légiférer et sans associations de supporters/rices en contrepouvoir.
C’est aussi ça qui est en jeu : est-ce qu’on préserve ce pluralisme d’acteurs qui interviennent ou est-ce qu’on devient un acteur privé dans une ligue fermée ?
Alexandre, vice-président de la Fédération des supporters
© Anthony Jilli / Pokaa
Un combat qui va donc au-delà de la simple opposition à la multipropriété. Surtout que si les associations luttent contre le concept à grande échelle, elles combattent tout particulièrement celle de BlueCo, une variante « très agressive qui transforme Strasbourg en club réserve, asservi au fonctionnement de Chelsea ». Une lutte dans laquelle les ultras strasbourgeois(es) bénéficient du soutien de leurs comparses aux quatre coins de la France [on n’a jamais vu autant de banderoles BlueCo Out dans les stades français, ndlr]. Alexandre développe : « Derrière le supporterisme, il y a une vision culturelle, et c’est ça qu’on défend. »
Alexandre précise par ailleurs que l’opposition n’était pas la même la première année du projet que maintenant, où le mercato du Racing cet été a interpellé toute la France, avec ses très nombreux transferts et prêts entre le club et son comparse londonien. Aujourd’hui, 5 joueurs du 11 appartiennent ou ont appartenu à Chelsea, le point d’orgue étant Ishé Samuels-Smith, joueur de Chelsea acheté 7,5 millions d’euros et reparti 34 jours plus tard en Angleterre. Sans parler d’Emegha, et peut-être Doukouré, annoncé à Chelsea. Alexandre questionne : « Aujourd’hui, on est le petit frère ; ça sera quoi dans 5 ans ? »
On a travaillé intelligemment avec Chelsea sur Emegha. On n’est pas un club nourricier ; on est le petit frère et le grand frère. On utilise cette réglementation et on assume : c’est quoi le souci ?
Marc Keller, président du Racing
© Nicolas Kaspar / Pokaa
Une opposition qui ne se tarira pas au vu des comparaisons réalisées par Marc Keller durant sa conférence de presse. Le président assimile le modèle strasbourgeois à celui de Red Bull avec Leipzig et Salzbourg, qui « se rapproche assez en termes de vision et de compétences » et où « il y a moins de critiques ». Marc Keller fait ici preuve d’une certaine méconnaissance du football allemand, Leipzig étant encore très largement détesté par les fans de Bundesliga, qui le surnomment « club de plastique ». Surtout que comparaison n’est pas raison, Red Bull ayant acheté un club amateur, le SSV Markranstädt, et non pas un club de Ligue 1 comme le Racing.
Plus globalement, la direction met là encore en avant les résultats et les opportunités offerts par le modèle, notamment par l’exploitation des ressources de joueurs de Chelsea : « Chaque ville importante doit être adossée à des gens qui peuvent investir pour avoir un avenir. Je pense que deux ans après c’était un bon choix. C’est une multipropriété intelligente qui profite à Strasbourg. Nous voulions un Racing plus fort, j’en assume la responsabilité. »
© Nicolas Kaspar / Pokaa
Communiqué VS communiqué
Finalement, là où les deux camps tombent d’accord, c’est dans la bataille de communication qui se joue en sous-marin. Marc Keller essaye de marginaliser les ultras strasbourgeois(es) dans l’opinion, insistant que les sanctions ne concernent qu’une infime minorité [environ 1 750 personnes sont concernées, ndlr]. Une tactique remise en cause par Alexandre : « Il y a une contradiction totale de dire qu’on est une petite minorité et de déployer les grands moyens pour nous répondre. »
Dans son entreprise de marginalisation, Marc Keller bénéficie notamment du soutien du monde politique, institutionnel, économique et médiatique, local comme national. Ce que raille Alexandre : « Je ne pensais pas que M. Keller était dans une telle précarité que tous ses amis et soutiens viennent à son secours pour des banderoles dans un match de foot. »
Si on n’est pas derrière le club, c’est mieux de pas venir.
Marc Keller, président du Racing Club de Strasbourg
© Nicolas Kaspar / Pokaa
Néanmoins, difficile également de nier que Marc Keller bénéficie aussi du soutien de nombreux/ses supporters/rices, qui le considèrent comme symbole n°1 de l’institution Racing. Ainsi, tant qu’il sera présent, le Racing tel qu’on le connaissait avant ne disparaîtra pas totalement.
Ce qui, ironiquement, justifie le message déployé par le Kop dans sa banderole envers le président : son départ servirait à stopper l’hypocrisie qui règne aujourd’hui à Strasbourg sur la façon dont les décisions sont prises au club.
On représente une problématique [pour le club, ndlr].
Alexandre, vice-président de la Fédération des supporters
Quoi qu’il en soit, Marc Keller ne réussit pas à dissiper le malaise qui entoure désormais le club, lui qui est désormais forcé de devoir s’expliquer de plus en plus souvent sur son choix de la multipropriété façon BlueCo.
Au niveau national, on parle de plus en plus du Racing, mais pas forcément en bien : de club populaire et sympathique à l’échelle nationale, il se transforme dans l’opinion en étendard du phénomène de multipropriété et de ses dérives, tout en étant un symbole des sanctions sécuritaires vis-à-vis de la liberté d’expression. Preuve que les actions des ultras ont un effet concret sur la vision du Racing.
© Anthony Jilli / Pokaa
La finalité : tout le monde veut du dialogue mais personne ne se parle
La finalité de ce divorce entre les ultras et la direction, bien qu’expliquée et justifiée par des différences idéologiques fortes, a un résultat tragi-comique : le Racing Club de Strasbourg est doucement en train de devenir le RC Communiqué Alsace. Rien qu’aujourd’hui, entre la conférence de presse, le communiqué des associations et celui des propriétaires du Racing [donnant l’impression d’avoir été écrit par une IA, ndlr], c’est presque un concours de qui aura le plus long.
Le plus triste : le club appelle à l’unité, les associations au dialogue, mais personne ne se parle. La direction n’a même pas eu la courtoisie de rencontrer les associations en personne ; elle n’a qu’envoyé un mail pour leur notifier les sanctions. Tout le monde se renvoie la balle et accuse les autres, particulièrement sur les réseaux sociaux. Les associations ont tout de même tendu la main au club ce 25 septembre, annonçant faire leur part « pour que la Meinau retrouve la plénitude de l’ambiance qui fait sa renommée » si le club suspend « ses décisions liberticides ». Une sortie par le haut ? Il faut bien rêver.
Il y a moins d’émotions parce qu’il y a l’éléphant dans la pièce de la multipropriété la plus agressive.
Maxime, porte-parole des UB 90
© Anthony Jilli / Pokaa
Car pour le moment, les conséquences sont désastreuses, pour l’image du club mais surtout pour l’image qu’en ont ses supporters/rices. Car finalement, ce sont elles et eux qui payent les pots cassés. Pris(es) entre deux feux, coincé(e)s dans une Meinau vidée de ses chants et de ses encouragements, fracturée par ses divisions et où le plaisir d’y retrouver sa famille ou ses ami(e)s diminue proportionnellement aux bras d’honneur remarqués en tribune Sud. Le malaise strasbourgeois grandit, et il n’est pas prêt de s’arrêter.
Dans ce marasme ambiant, difficile de s’identifier au Racing ; et pas sûr que les résultats positifs puissent totalement y remédier.