Le Grand port maritime de Marseille (GPMM) a confié au groupement associant Eiffage Concessions et les architectes Corinne Vezzoni et Philippe Matonti la mission de réaliser le projet « Phare » à La Joliette. L’opération dévolue via un contrat de partenariat de 102 M€ comprend la reconstruction in situ du siège actuel du port et le développement d’un pôle tertiaire. Le projet qui mixe bâti neuf et restauré s’articule autour de la grande Halle J0. Un écrin de style Eiffel aux dimensions XXL aujourd’hui en jachère, caché derrière les bureaux de l’établissement public que Corinne Vezzoni a prévu de remettre en scène dans toute sa séquence urbaine, à l’instar de son voisin le J1, appelé lui aussi à être revitalisé, mais par Vinci. Nous avons rencontré l’architecte marseillaise qui revient sur les grands enjeux du site : la circulation portuaire, la sécurité, le choix des matériaux et l’héritage patrimonial.
© Edwige Lamy – Corinne Vezzoni, architecte retenue par le GPMM, aux côtés de l’architecte Philippe Matonti et associant Eiffage Concessions pour le projet « Phare ».
TPBM : Ce site, au cœur du port de Marseille, semble chargé d’histoire. Comment l’avez-vous abordé ?
Corinne Vezzoni : Ce site de La Joliette est fascinant parce qu’il concentre une mémoire urbaine et industrielle extrêmement dense. Dès le départ, ce qui m’a marqué, c’est la logique des « lanières » : ces bandes perpendiculaires à la mer qui facilitaient la logistique portuaire au XIXe siècle. C’est un système d’une efficacité remarquable : les charrettes circulaient, les marchandises étaient stockées, les grues fonctionnaient en enfilade… Toute la morphologie du site était pensée pour l’interaction entre la mer et la terre.
La traverse de La Joliette, par exemple, était déjà là dès les premières implantations. C’est une trace fondatrice. Nous avons souhaité la retrouver et la réinterpréter dans notre projet.
Vous évoquez aussi un dialogue entre deux Marseille…
Oui. En observant la ville, j’ai réalisé que deux trames urbaines se rencontrent précisément à cet endroit. D’un côté, l’axe nord-sud très classique – Michelet, Castellane, Porte d’Aix – qui relève d’un urbanisme haussmannien, d’une ville planifiée, monumentale. De l’autre, un tissu organique qui longe le littoral, épouse le port et les flux. C’est à ce point de jonction que se situe notre intervention. Et ce n’est pas un hasard : la digue du large elle-même incarne ces deux directions. C’est une sorte de pli dans le territoire.
© Corinne Vezzoni et Associes / Golem Images – Vue aérienne du projet « Phare ».
Comment avez-vous articulé cette mémoire avec les usages actuels et futurs ?
On ne reconstruit pas un bâtiment générique sur un terrain vide, on recompose une histoire matérielle très marquée, qui est celle du port. Il y avait les toitures caractéristiques en accent circonflexe, les pignons visibles depuis la place de La Joliette, les structures métalliques et les façades en pierre ou en brique. On a voulu prolonger ces éléments dans une écriture contemporaine. On a travaillé sur des strates. D’abord, un bâtiment en équerre, face à la mer, pour abriter le siège du port. Ensuite, une césure, un vide, et un second bâtiment en lanière, destiné aux bureaux et à l’Institut de formation du port. Tout cela repose sur l’idée de fluidité, mais aussi de porosité. Il fallait respecter les contraintes douanières, les flux de passagers, tout en offrant une vraie interface avec la ville.
Par exemple, au sud, on propose une place publique de 2 600 m², accessible aux piétons, qui n’interfère pas avec les activités portuaires. On crée des niveaux, des passerelles, des galeries, on enjambe les voies techniques… mais l’ensemble doit rester lisible, ouvert, vivant.
L’héritage architectural des halles semble central dans votre réflexion.
Absolument. Les halles d’origine ont été très abîmées, mais certaines structures subsistent. Notamment les toitures à deux pans inclinés, si caractéristiques de l’architecture industrialo-portuaire. On a décidé de réinterpréter cette silhouette, non pas en la mimant, mais en la prolongeant.
On a aussi redonné vie à une galerie en saillie, disparue au sud de la grande Halle J0, visible sur des plans de 1899. Elle permettait aux grues de manutentionner les ballots, et elle protégeait les marchandises. Nous avons proposé de la réinstaller, non seulement pour sa valeur patrimoniale, mais aussi pour offrir une façade plus fine, plus habitée, sur la ville.
© Corinne Vezzoni et Associes / Golem Images – Vue depuis la place de La Joliette.
Le programme dépasse la simple construction d’un siège administratif. Quels ont été les choix majeurs en termes d’usages ?
Effectivement, on ne voulait pas faire un monofonctionnel administratif fermé sur lui-même. Ce serait une erreur dans un quartier comme celui de La Joliette, où les fonctions portuaires, commerciales et culturelles se croisent.
Le bâtiment s’organise donc en deux lanières : la première, tournée vers la mer, accueille le siège du Grand Port Maritime. La seconde, côté ville, regroupe des programmes de bureaux, un centre de formation, des espaces associatifs, et surtout, une grande halle libre, complètement ouverte aux usages publics.
La halle sud restera ouverte ?
Entièrement. C’est une halle libre, polyvalente, qu’on peut imaginer pour des salons nautiques, des spectacles de danse, des conférences. Elle est ouverte, traversante, adaptable. Et grâce à l’aménagement, elle fonctionne en synergie avec les restaurants, les bureaux, et l’auditorium. Elle reste un cœur battant du projet.
C’est aussi un geste patrimonial. On réhabilite les structures d’origine, qui avaient été bétonnées au fil des ans. Grâce à Philippe Matonti, architecte du patrimoine, on va déshabiller les structures, retrouver les poutres initiales, et conserver les traces lisibles du passé portuaire.
© Corinne Vezzoni et Associes / Golem Images – Le projet va bien au-delà du nouveau siège pour le Grand port de Marseille.
Et en termes de matériaux ?
On est restés dans une logique de sobriété et de réemploi. Le béton sera enrichi de pierre recyclée, issue des démolitions. Et nous avons voulu retravailler la terre cuite, en collaboration (espérée !) avec une tuilerie locale. Ces tuiles ont une histoire incroyable : elles partaient de Marseille sur les bateaux, pour servir de lest, et se retrouvaient sur les toits du monde entier. On en fera une dentelle de claustras, inspirée du moucharabieh, qui évoque la Méditerranée, l’Orient, l’Asie.
Ce moucharabieh est plus qu’un simple motif ?
Oui, il est à la fois ornemental, climatique et symbolique. Il filtre le soleil, surtout sur les façades ouest très exposées. Il crée un jeu de lumière la nuit, en transformant la façade en lanterne urbaine. Et surtout, il raconte les liens de Marseille avec les autres continents : l’Afrique, le Levant, l’Amérique du Sud… Ce motif perforé devient un langage architectural mondial, enraciné dans une mémoire portuaire locale.
Le projet comprend aussi un auditorium ?
Oui. On nous avait demandé un auditorium pour les besoins du port, mais on a choisi d’élargir la jauge à 400-500 places, pour mutualiser les usages avec les besoins du territoire métropolitain. Il est positionné à l’angle sud-ouest, en articulation avec la halle et la ville, accessible indépendamment. Il flotte légèrement, ce qui permet de préserver les vues vers la mer. C’est un espace de partage, ancré dans le paysage et ouvert à d’autres publics.
© Corinne Vezzoni et Associes / Golem Images – Vue intérieure halle nord.
Vous parlez souvent de « politesse envers l’histoire »…
Oui, c’est une idée importante pour moi. Il ne s’agit pas de faire du pastiche, mais de dialoguer avec ce qui est là, avec ce qui a été. De prolonger des lignes, des matériaux, des usages.
De faire que l’architecture s’inscrive dans la durée, non seulement pour être belle, mais pour être juste. Pour que le port continue à regarder vers la mer… et vers la ville.
Le site accueille des flux variés, passagers, personnels du port, visiteurs. Quels défis cela pose-t-il en matière de circulation et de sécurité ?
C’est sans doute l’un des sujets les plus complexes du projet, et paradoxalement, l’un des plus invisibles. Il s’agissait d’imaginer un lieu ouvert, traversable, vivant… sans jamais entraver les opérations portuaires, ni compromettre les exigences de sûreté liées aux zones sous douane.
Le principal enjeu, c’est l’articulation entre ville et port : comment permettre aux usagers urbains de circuler librement jusqu’à la halle et aux programmes publics, tout en maintenant l’étanchéité avec les zones logistiques ou sensibles ?
Comment avez-vous répondu à cette contrainte ?
Nous avons d’abord proposé de libérer un vaste espace au sud du site – une esplanade publique de 2 600 m². Elle forme un seuil entre la ville et le port, tout en intégrant les contraintes de sécurité. C’est un espace accessible, mais dont le dessin permet un contrôle naturel des flux.
Ensuite, la circulation piétonne est pensée en surplomb : on franchit les voies techniques, les accès pompiers, la fameuse « voie royale » – un itinéraire stratégique pour le transit portuaire – grâce à une succession de placettes, de rampes, de ponts. Le projet développe ainsi un parcours fluide et intuitif, qui contourne les zones fermées sans les masquer.
Vous avez mentionné la voie royale. Quel est son rôle ?
C’est un axe historique, mais toujours en usage. Elle traverse le site pour connecter la zone portuaire à la partie basse des Terrasses du Port, qui, rappelons-le, appartient au domaine portuaire. C’est une sorte d’épine dorsale technique qu’il était impératif de préserver dans sa continuité.
Plutôt que de la faire traverser notre bâtiment, ce qui aurait été très contraignant, nous avons proposé de la contourner, pour garantir à la fois la lisibilité du projet et le fonctionnement logistique du port.
© Corinne Vezzoni et Associes / Golem Images – L’architecte a imaginé un lieu ouvert, tout en répondant aux critères de sécurité des zones douanières.
Et en cas de présence d’un navire ou de mouvements importants ?
Là encore, on a évité la logique des clôtures visibles. On a choisi que ce soit le bâtiment lui-même qui fasse office de frontière. Notamment sur les façades portuaires, où l’on retrouve le principe des grandes portes coulissantes de l’ancienne halle, intégrées à l’architecture. Lorsqu’un navire est à quai et que la zone doit être sécurisée, ces portes se referment et isolent naturellement les espaces publics sans discontinuité visuelle.
Une architecture qui fait sécurité, en somme ?
Exactement. On voulait éviter le sentiment d’une emprise militarisée, ou d’une ville cernée par des grilles. Ici, la sécurité est intégrée au projet architectural. C’est le bâtiment qui se plie, qui s’adapte, qui devient outil de contrôle, mais aussi outil de lien.
On propose aussi une galerie en surplomb, inspirée des dispositifs industriels d’origine, qui offre à la fois un accès fonctionnel aux restaurants et espaces publics, mais qui permet aussi d’évacuer ou de rediriger les flux en cas de besoin. C’est une lecture dynamique du bâtiment, presque « infrastructurale », mais au service d’une expérience urbaine ouverte et sereine.
Quid de la gestion complexe des flux ?
Oui. Il y a une idée qui nous tenait à cœur : ne pas sacrifier la liberté d’usage à la sécurité. La halle sud, je l’ai dit, restera entièrement libre, traversante, disponible pour des usages très variés : salons, spectacles, événements, marchés… Et pourtant, à tout moment, si un navire arrive, le système permet de sécuriser la zone sans rupture, sans fermeture totale.
C’est un équilibre délicat, mais c’est ce qui donne toute sa valeur au projet : un lieu à la fois portuaire, urbain et hospitalier.
Que raconte ce projet de Marseille ?
Qu’elle est une ville de rencontres. Entre terre et mer. Entre la ville classique et la ville portuaire. Entre passé industriel et usages futurs. Entre sobriété et identité.
Ce siège du port, c’est aussi une façon de réconcilier le port avec la ville. Il regarde à la fois vers la mer, dans sa fonction, et vers la ville, dans son expression. Il ne se cache pas, mais il ne s’impose pas. C’est un bâtiment de mémoire active.