L’Opéra Orchestre Normandie Rouen reprend une œuvre culte dans une mise en scène culte : La Traviata de Verdi, par Jean-François Sivadier. Une production portée par ses trois protagonistes, mais également d’excellents rôles secondaires, réunis sous la baguette de Dayner Tafur-Díaz.
Les
bons vins se bonifient avec le temps. Il en va de même des mises en
scène (souvent).
Celle conçue par Jean-François Sivadier pour La Traviata de Verdi a de la bouteille, puisqu’elle a été créée en
2011 au Festival d’Aix-en-Provence, avec Natalie Dessay dans le rôle-titre. Sa
reprise au Théâtre des Arts de Rouen est signée Rachid Zanouda, et l’esprit
reste le même : tréteaux dénudés, décors (d’Alexandre de Dardel) minimalistes à rebours des attentes romantisantes de cet opéra, et
surtout mise en abyme qui abat les frontières entre la scène et la
salle.
La Traviata par Jean-François Sivadier (© Caroline Doutre)
Les teintes noires, bleues et dorées dominent dans les
costumes de Virginie Gervaise, où tranche le blanc immaculé du
vêtement d’Alfredo. Stéfany Ganachaud reprend pour sa part la
chorégraphie de Johanne Saunier, mettant à contribution les seconds
rôles dans la fête. Les lumières de Philippe Berthomé sont sobres et intemporelles, à l’exception d’un
faisceau de lumière disco dans le premier acte.
La Traviata par Jean-François Sivadier (© Caroline Doutre)
L’un
des points forts de cette mise en scène est la marge
d’interprétation accordée au personnage principal. « Il
y a autant de Violetta qu’il y a de chanteuses pour se confronter à
cette partition »,
rapporte Jean-François Sivadier dans l’interview du livret de
salle. La Violetta de cette production est incarnée par la soprano
américaine Chelsea Lehnea (découverte et qui a impressionné en audition le Directeur maison Loïc Lachenal), dont la taille et la carrure confère au
personnage une forte présence scénique ainsi qu’une prestance.
Cependant, la chanteuse y adjoint aussi de la fragilité, tantôt
dans une langueur dépressive, tantôt dans une joie
autodestructrice. Vocalement, elle maîtrise le rôle, avec un phrasé
long et modulé au timbre constant, serti d’un vibrato rapide des
plus émouvants. Les aigus de son air « Addio
del passato »
sont attaqués à fleur de voix avec une justesse pénétrante.
Chelsea Lehnea – La Traviata par Jean-François Sivadier (© Caroline Doutre)
À
ses côtés, Leonardo Sánchez s’illustre en Alfredo Germont par sa
fougue et son emportement, ainsi que par son émission rayonnante,
subtilement couverte et solidement ancrée dans ses harmoniques de
poitrine. Il n’a malheureusement pas l’occasion de briller sur la
cabalette de son air, amputée de sa reprise, et dont il ne tient pas
l’aigu final. Dans un bon soir, il en aurait sans doute largement
les moyens.
Leonardo Sanchez – La Traviata par Jean-François Sivadier (© Caroline Doutre)
Anthony Clark Evans, qui endosse le rôle de Germont père, connaît lui
aussi quelques accrocs dans les aigus, mais sa maîtrise du rôle les
fait largement oublier. Celui que sa biographie présente en
« stentor verdien » s’illustre non seulement par son
émission impressionnante, mais aussi par une minutie rythmique et
une écoute scrupuleuse de ses partenaires. Dans les nuances piani,
la voix est tout aussi pleine et timbrée. Son duo avec Violette à
l’Acte 2 est parfaitement maîtrisé, sur un ralenti qui laisse
apprécier toutes les sonorités de l’orchestre.
Chelsea Lehnea & Anthony Clark Evans – La Traviata par Jean-François Sivadier (© Caroline Doutre)
Les
personnages secondaires sont eux aussi solidement incarnés. La
mezzo-soprano Mathilde Ortscheidt est une Flora sémillante à la
voix lumineuse.
Mathilde Ortscheidt & Chelsea Lehnea – La Traviata par Jean-François Sivadier (© Caroline Doutre)
Le Marquis d’Obigny est campé par Antoine Foulon,
baryton-basse à la voix ample et cuivrée, qui contraste avec le
Douphol couvert et tempétueux de Timothée Varon. En Gastone,
Grégoire Mour fait montre d’une belle projection et d’un phrasé
élégant. Aliénor Feix (qui était Flora dans La Traviata à Tours cette année) incarne Annina, d’une émission large et chaleureuse,
tout comme celle de François Lis en Docteur Grenvil, dont la voix
veloutée, subtilement retenue, sied à son caractère consolateur
(en vain) dans le dernier acte.
Hormis
quelques ralentis bien dosés, l’Orchestre
de l’Opéra Normandie Rouen dirigé par Dayner Tafur-Díaz ne donne
guère dans la surenchère romantique. Il n’en reste pas moins
théâtral. Les cordes y sont assez discrètes, c’est-à-dire
qu’elles n’occupent pas constamment le premier plan, ce qui
laisse le champ libre aux bois, dont les accents languissants se
détachent agréablement de l’ensemble. Le Chœur accentus/Opéra Orchestre Normandie Rouen, préparé par Vito Lombardi, livre également une
prestation des plus abouties. Trois solistes masculins endossent les
petits rôles de Giuseppe (Benoît-Joseph Meier, ténor), du
Commissionario (Edouard Portal, basse) et du domestique de Flora
(Ronan Airault). Tous les trois sont bien en place sur leurs
brèves interventions. À noter aussi la présence du comédien
Florian Sietzen en barman, rôle muet mais non négligeable :
c’est lui qui retient Violetta de se jeter dans la fosse
d’orchestre au premier acte.
Florian Sietzen & Chelsea Lehnea – La Traviata par Jean-François Sivadier (© Caroline Doutre)
Le
public est conquis, ému, enthousiasmé et réserve un accueil
chaleureux aux artistes. Cette production donnera également lieu à une
diffusion en direct sur grand écran Samedi 4 octobre, sur la place
de la Cathédrale.
Chelsea Lehnea – La Traviata par Jean-François Sivadier (© Caroline Doutre)