Si l’Allemagne ne suit pas la dynamique enclenchée par le président Emmanuel Macron, c’est en raison de la spécificité des relations qu’elle a nouées avec Israël au sortir de la Seconde Guerre mondiale.
Dès sa création en 1949, la République fédérale d’Allemagne (RFA) entretient en effet un rapport quasi ontologique à l’État hébreu. D’abord, parce qu’en tant qu’héritière juridique du Troisième Reich, la RFA assume le poids de l’Holocauste qui l’engage à nouer un lien particulier avec les autorités israéliennes. Ensuite, parce que le cheminement identitaire de la société allemande se trouve intrinsèquement lié au regard porté sur elle par les associations juives, et en particulier celles basées aux Etats-Unis. D’ailleurs l’administration américaine, très sensible au vote de cette diaspora, estime que l’aptitude de la RFA à défendre les intérêts israéliens constituera un test pour sa démocratie naissante. Le chancelier Konrad Adenauer (1949-1963) agit en conséquence. Il comprend que l’ancrage de son pays dans la famille occidentale dépendra grandement d’un accord sur les réparations matérielles et morales réclamées par Tel-Aviv. De fait, le Traité de Luxembourg permet à la RFA de revendiquer le « droit de représenter seule la nation allemande » (Alleinvertretungsrecht).
La RFA reconnaît la résolution 242 des Nations Unies
Autrement dit, le sujet israélien devient consubstantiel de l’assise étatique de la RFA dans le concert des nations, et ce en stricte opposition à la sphère soviétique. Avec l’adoption de la rhétorique antifasciste de l’URSS, la République démocratique allemande (RDA) prétend, quant à elle, se dédouaner de toute responsabilité dans la Shoah, et par conséquent de toute obligation à l’endroit de Tel-Aviv. Ce qui conduit la RDA à exploiter de bonnes relations avec le monde arabe pour fragiliser l’expansion commerciale ouest-allemande au Proche-Orient. Après moult crises liées aux guerres israélo-arabes de 1967 et 1973, le chancelier Willy Brandt (1969-1974) s’emploie à une politique d’équilibre entre pragmatisme géostratégique et responsabilité morale. Certes, la RFA reconnaît la résolution 242 des Nations Unies qui exige le retrait d’Israël des territoires occupées. Certes encore, le gouvernement du chancelier Helmut Schmidt (1974-1982) soutient l’autodétermination du peuple palestinien en s’associant à la déclaration européenne de Venise. Mais l’État hébreu pose les limites de tout échange régional portant atteinte à sa sécurité, dont les exportations allemandes de matériels à usage militaire vers l’Arabie saoudite ou bien l’Iran.
Helmut Kohl à la Knesset
Force est de constater que la politique intérieure de la RFA se singularise de celle de ses partenaires européens. L’accession au pouvoir d’Helmut Kohl (1982-1998) atteste de la difficulté à faire évoluer les codes de conduite vis-vis d’Israël. Tout en prônant le devoir de mémoire, le chancelier entend introduire le facteur générationnel comme nouvelle dynamique bilatérale. Sa formule plus ou moins heureuse de « grâce de la naissance tardive » (Gnade der späten Geburt) reçoit un accueil glacial en Israël tant elle reste synonyme d’affranchissement moral. Premier chef de gouvernement allemand à s’exprimer à la Knesset en 1984, Helmut Kohl échoue à élargir le spectre des relations en butant de surcroît contre les critiques de son propre camp, traditionnellement acquis à une politique de continuité avec Israël. Mais c’est la fameuse querelle des historiens (Historikerstreit) qui secoue comme jamais les élites allemandes, du monde académique aux grandes figures intellectuelles. Le débat concerne la thèse de l’universitaire Ernst Nolte relativisant les crimes spécifiques du régime nazi.
L’Allemagne devient-elle une puissance et une nation normales ?
En 1986, la réponse largement médiatisée de Jürgen Habermas fait date. Le philosophe de l’École de Francfort s’insurge contre toute approche historiographique susceptible de banaliser l’existence de la Shoah, et partant de nier son unicité. Si le futur prix Nobel de littérature, Günter Grass, se range à ses côtés, l’écrivain Martin Walser redonne, lui, du souffle à la controverse. Une décennie plus tard, il dit son refus de vivre indéfiniment avec une « massue morale au-dessus de la tête » qui fossiliserait les rapports entre les deux pays. Distillés après l’unification allemande de 1990, ces propos alimentent une question de fond : en recouvrant sa pleine souveraineté, l’Allemagne devient-elle une puissance et une nation normales ? De nouveau, la qualité du lien avec l’État hébreu détermine la réponse sous la grande ombre du passé. En 2008 à Jérusalem, la chancelière Angela Merkel (2005-2021), originaire de l’ex-RDA, délivre une allocution historique. Ovationnée par les députés de la Knesset, elle assure solennellement que la sécurité d’Israël relève de la « raison d’État » allemande. Rien de moins. Depuis lors, aucun autre responsable politique n’a trouvé de formule aussi percutante.
Le changement de pied de l’Allemagne
Aujourd’hui, la guerre menée à Gaza par Benyamin Netanyahou interroge pourtant le sens d’une telle assertion. Car finalement, la RFA est-elle condamnée à ne pouvoir défendre les « victimes des victimes » ? Il est vrai que de nombreux acteurs de la scène publique allemande adoptent un ton résolument ferme pour dénoncer les exactions de Tsahal et que le gouvernement a annoncé suspendre des exportations d’armes à destination d’Israël. Mais l’actuel chancelier Friedrich Merz, issu de la CDU comme ses prédécesseurs Kohl et Merkel, a dû répondre aux feux roulants de son parti et de son fidèle allié, la CSU. Une relation singulière avec Israël prévaut toujours, d’autant que le partenaire américain se garde de reconnaître l’État de Palestine. Parions que le changement de pied de l’Allemagne viendra le plus surement, et le plus légitimement, de l’évolution de la société israélienne elle-même. Une société divisée et soumise à de fortes tensions face aux crimes de guerre de son propre gouvernement, dénoncés comme tels à l’intérieur et à l’extérieur d’Israël.