Les drones, nouvel enjeu de la protection du ciel européen. Après l’incursion d’une vingtaine de drones russes en Pologne le 10 septembre dernier, le Danemark a essuyé ces derniers jours une vague de survols de petits drones au-dessus de plusieurs aéroports et d’une base militaire. Le pays a par conséquent interdit les vols de drones civils sur son territoire cette semaine, pour assurer la sécurité du sommet européen qui réunit les chefs de gouvernement à Copenhague.
Mais l’Union européenne veut aller plus loin, et renforcer sa sécurité avec un « mur antidrones » le long de la frontière orientale de l’Europe, ce qu’une dizaine de pays considèrent désormais comme une « priorité ». « Les violations répétées de notre espace aérien sont inacceptables, a affirmé vendredi le commissaire européen à la Défense Andrius Kubilius. Le message est clair : la Russie teste l’UE et l’Otan. Et notre réponse doit être ferme, unie et immédiate. »
Des bulles de défense aérienne le long de la frontière
La présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen avait lancé l’idée d’un « mur de drones » européen lors d’un discours le 10 septembre devant le Parlement européen. Les chefs d’Etat et de gouvernement des 27 doivent en discuter ce mercredi lors d’une réunion informelle à Copenhague. Cela commencerait par des capacités de détection des drones, via un réseau de « capteurs », terrestres ou par satellites. Viendra ensuite la mise en œuvre de capacités d’interception, plus lourde et plus coûteuse.
Mais de quoi parle-t-on exactement ? 20 Minutes a interrogé Hadrien Canter, président cofondateur de l’entreprise française Alta Ares, née en Ukraine il y a deux ans et demi, et qui développe une intelligence artificielle pour réduire la charge cognitive des opérateurs lors de missions de surveillance de lignes de front, et pour améliorer les taux d’interception des « drones antidrones », qui varient entre 20 % et 80 % à ce jour.
« Nous avons en parallèle développé avec l’Otan ce que certains appellent « mur de drones », que nous appelons « dôme tactique de protection », un système composé de deux radars, quatre caméras, et une vingtaine de drones intercepteurs, qui couvre une circonférence d’une vingtaine de kilomètres », détaille Hadrien Canter. Ce type de bulles de défense aérienne pourraient tout à fait « se multiplier le long d’une frontière, d’une ligne de front, ou autour d’une zone sensible de type centrale nucléaire ou aéroport, pour assurer leur protection », et ainsi former un mur antidrones, assure le responsable.
Carte illustrant un Dôme tactique de protection (DTP) d’Alta Ares, qui comprendrait des drones intercepteurs et pourrait être mis en œuvre le long de la frontière polonaise. - Alta Ares
« Avec différentes couches radar, la probabilité de détection peut monter à 95 %, poursuit Hadrien Canter. C’est une solution en voie de développement, qui intéresse des pays comme la Pologne, la Roumanie et le Danemark, qui sont aussi menacés par des incursions de drones. » Alta Ares espère couvrir quelque « 400 km de frontière d’ici la fin de l’année à l’Est de l’Europe ».
Chutes de débris et dommages collatéraux
« On voit aujourd’hui que le mur de drones, qui était encore un concept il y a quelques mois, devient une nécessité, parce qu’on ne pourra pas indéfiniment faire décoller des F-35 et des Rafale chaque fois qu’un drone russe pénètre notre espace aérien », poursuit le responsable d’Alta Ares. Le coût de ce dôme se chiffrerait à « quelque dizaines de millions d’euros, amortissables sur plusieurs années, et environ 10.000 euros pour chaque drone intercepteur, sachant qu’un Shahed à intercepter coûte environ 40.000 euros ».
Hadrien Canter reconnaît toutefois que « la question des dommages collatéraux est un enjeu crucial ». « Lorsque des débris tombent, il y a potentiellement des civils en dessous, il faut donc être très vigilant, explique-t-il. La plupart de ces drones en zone de guerre sont équipés d’une charge qui explose à environ cinq mètres de la cible, mais il existe des alternatives. Nous venons par exemple de tester en Allemagne un filet, installé sur plusieurs drones, pour attraper la cible. Il y a le brouillage aussi. Ce qui est important, c’est de proposer un panel de solutions, pour faire face aux différents cas de figure qui peuvent se présenter. C’est comme cela qu’on augmente les chances d’interception. »
Alta Ares n’est évidemment pas seule sur ce marché. MBDA déploie de son côté son « Sky Warden », un autre concept de bulle de protection antidrones reposant aussi sur de l’intelligence artificielle, et proposant différents effecteurs en fonction de la menace. L’entreprise estonienne DefSecIntel Solutions, et la lettone Origin Robotics, viennent, elles, de signer un partenariat pour combiner leurs offres respectives, le système Eirshield d’un côté, et le drone Blaze de l’autre, pour lancer « le premier système transfrontalier opérationnel d’Europe conçu pour détecter et vaincre les drones hostiles ».
Un coût de « plusieurs centaines de milliards d’euros » ?
Réaliser un tel projet sur une frontière de plusieurs milliers de kilomètres, n’est toutefois pas sans poser de questions. Et laisse certains dubitatifs. Stéphane Audrand, consultant en risques internationaux, spécialiste des armements, estime ainsi que l’ambition de réaliser « un mur étanche le long de la frontière est une illusion » car « on ne peut pas mettre l’espace aérien européen sous cloche ».
Les drones russes « finiraient par passer, soit en brouillant, soit en saturant, soit en contournant » le mur assure le spécialiste des armements. « Surtout s’il s’agit de petits drones FPV, très compliqués à détecter. » Les Russes pourraient par ailleurs « opérer des drones depuis des bateaux dans les eaux internationales, ou en décharger depuis des containers dans des ports… » In fine, cela se chiffrerait « en centaines de milliards d’euros pour construire, maintenir et opérer un tel mur, or on ne peut pas dépenser cent fois ce que la Russie dépenserait pour nous agresser », pointe-t-il. Interrogé sur ce point, Andrius Kubilius a souligné qu’il s’agissait d’une fourchette « de plusieurs milliards d’euros, pas de centaines de milliards ».
Pour Stéphane Audrand, « une défense statique qui ne réplique pas finit toujours par être percée », et « tant que l’on ne diffuse pas dans l’esprit des Russes que leurs actions auront des conséquences en matière de coût pour eux, ils recommenceront. Il faut donc prévenir la Russie qu’en cas de frappes de drones, nous riposterons sur les camions qui les ont lancés, ou l’usine qui les fabrique. A partir du moment où on fera cela, on aura rétabli une forme de dissuasion, et cela s’arrêtera. On peut empiler tous les boucliers du monde, si on n’a pas l’épée, on ne sortira pas de l’agression. »
« Développer une défense de points, et non de ligne »
Ce qui ne veut pas dire ne rien faire pour se prémunir d’éventuelles attaques de drones. « Il faut développer une défense de points, et non de ligne, estime Stéphane Audrand, afin de protéger les emprises vitales d’un pays, comme ses centrales nucléaires, ses grands barrages, ses bases aériennes les plus sensibles, ses dépôts d’armes nucléaires… »
Pour l’expert, l’Union européenne « met la charrue avant les bœufs » en décrétant l’instauration d’un tel mur de drones. « Il faut penser à la doctrine avant de penser à l’objet technologique, or aujourd’hui en Europe, la commission est obsédée par l’objet technologique. En plus, si on fait ces choix capacitaires, cela viendra au détriment d’autre chose. »