À la lumière de ses 25 ans de carrière (même un peu plus), on a tiré un enseignement avec François Ozon. Le cinéaste est capable de s’aventurer sur tous les terrains, du musical à la comédie policière, du récit initiatique ou fait divers, du thriller au remake théâtral. Et jusqu’à tenter l’impossible, adapter L’Étranger d’Albert Camus. Plus qu’un pari tant le roman est une gageure pour un cinéaste. Dans les années 50, Gérard Philippe et Jean Renoir ont failli y parvenir, sans succès. Des années plus tard, Ingmar Bergman n’a pas eu plus de chance. Seul Luchino visconti s’y est réellement confronté… pour un résultat médiocre. François Ozon passe donc après de grands noms du septième art et se confronte à son tour aux problématiques du roman. Son immense pouvoir littéraire est peu cinématographique, sa première partie ne comporte aucun enjeu narratif… Adapter L’Étranger demande intelligence, audace et abnégation. Manifestement rien qui n’était de nature à freiner ou effrayer Ozon.

Avec Benjamin Voisin dans le rôle-titre, le cinéaste nous plonge donc dans le Alger de l’Algérie française et suit les pas du narrateur, Meursault, un jeune homme que l’on pourrait qualifier d’étrange étranger. Il semble traverser la vie avec ennui, avare de sentiments. Il se plaît ici plus qu’il n’y est heureux, il apprécie quelques personnes vraiment sans les aimer. Il ne ressent pas particulièrement de joie ou de chagrin, même pas à la mort de sa mère qu’il apprend via un télégramme sommaire. Il se lie néanmoins avec Marie, une ancienne dactylo qui a travaillé avec lui, et avec Raymond, son voisin de palier, un proxénète notoire. Mais sa vie ne change pas, il est là où il est, ni heureux ni malheureux, juste présent. Jusqu’au jour où un drame le conduit en prison…

Comme le roman, François Ozon construit son film en deux parties. La première, la plus longue, est le portrait de ce jeune homme, une longue et lente dissection de sa personnalité, de son âme, que la caméra cherche et essaie de comprendre, comme le spectateur, comme les lecteurs du roman originel de Camus. Meursault est une énigme que l’on aimerait percer. Aucun enjeu ne vient rythmer cette étude d’un psyché insaisissable. Le temps passe, tout glisse sur ce jeune homme au mystère fascinant. Hypnotique, L’Étranger montre alors son meilleur visage. La chaleur qui perle sur les tempes des protagonistes, le noir et blanc sublime de Ozon qui trouble la vision et les esprits, la langueur du temps qui passe dans cet Alger aux tensions rampantes entre colons et autochtones, les déambulations de ce personnage que l’on ne comprend que peu… Le film captive par son portrait psychologique aux portes fermées à double tour. Ozon saisit l’idée absolue de Camus autour de son personnage. Il incarne le sens de l’absurdité du monde tandis que le spectateur incarne la soif insatiable de clarté de l’homme face à tout ce qui lui paraît irrationnel. On veut absolument comprendre Meursault, mais est-ce seulement possible ? Est-il seulement compréhensible ?

Comme le roman, la seconde partie du film amène un semblant d’enjeu tardif. Meursault commet un acte qui le conduit en prison. Place à son procès où sa personnalité s’affirme encore davantage, où sa singulière radicalité s’affine. Une seconde partie où le film tend à montrer pourquoi adapter L’Étranger était chose si difficile. Si la première partie avait un pouvoir de fascination indéniable nourri par son formalisme somptueux, par l’interprétation formidable de Benjamin Voisin et par son attitude fiévreuse, la seconde est plus théorique, et presque trop littéraire. Ozon n’arrive plus à rendre cinématographique ce qui ne l’est pas à la base et même si l’ensemble a un quelque chose de très pasolinien dans l’âme, on en ressort dubitatif, partagé entre l’excellence d’une première partie aux allures de rêve onirique passionnant, et l’échec d’une seconde qui conduit le film à s’étioler.