Le film est centré sur la parole de celles et ceux qui, la peur au ventre, continuent à lutter de l’intérieur, contre le pouvoir ou contre la guerre. Une résistance courageuse, téméraire, casse-gueule. Des volontés qui sidèrent.

Parmi les « politzek », il y a Arseny Turbin, un adolescent condamné à cinq ans de prison par un tribunal militaire de Moscou pour avoir osé critiquer le pouvoir en ligne. Il est question aussi d’une jeune artiste emprisonnée pour avoir collé des étiquettes contre la guerre, d’un militant des droits humains (Oleg Orlov, codirecteur de Memorial, qui reçut le prix Nobel de la paix en 2022) et d’une metteuse en scène de théâtre subissant des procès kafkaïens.

« Depuis plus de 20 ans », commente Manon Loizeau, « je filme la Russie et ceux qui résistent au régime. Mais aujourd’hui, la répression est partout. Parler, publier, manifester ou filmer, tout est devenu dangereux, tout est devenu un crime passible d’une peine de prison. »

Manon Loizeau est grand reporter et réalisatrice franco-britannique. À 24 ans, elle s’installe à Moscou. Ses films « Grozny, chronique d’une disparition » et « Tchétchénie, une guerre sans traces », tournés clandestinement en Tchétchénie, ou encore « Chronique d’un Iran interdit » et « Syrie, le cri étouffé », sur le viol comme arme de guerre dans les prisons de Bashar al-Assad, ont été couronnés par de multiples prix (*).

Manon Loizeau : « Depuis plus de vingt ans, je filme la Russie et ceux qui résistent au régime. Mais aujourd’hui, la répression est partout. Parler, publier, manifester ou filmer, tout est devenu dangereux, tout est devenu un crime passible d’une peine de prison. »Manon Loizeau : « Depuis plus de vingt ans, je filme la Russie et ceux qui résistent au régime. Mais aujourd’hui, la répression est partout. Parler, publier, manifester ou filmer, tout est devenu dangereux, tout est devenu un crime passible d’une peine de prison. » ©D.R.

Katya (Ekaterina) Mamontova est réalisatrice, scénariste et photographe. Diplômée de l’Institut de cinéma Gerasimov (VGIK) et de l’École de cinéma de Moscou, elle a réalisé « J’ai 20 ans » en 2018, sélectionné dans plusieurs festivals internationaux, et « La Fille du sénateur » en 2024. Son travail photographique a été présenté dans de grandes expositions à Moscou.

Katya Mamontova: « La Russie n’est pas seulement cruelle envers les autres, envers ses voisins, elle est aussi très cruelle envers elle-même et envers les minorités. »Katya Mamontova: « La Russie n’est pas seulement cruelle envers les autres, envers ses voisins, elle est aussi très cruelle envers elle-même et envers les minorités. » ©D.R.

Manon Loizeau, vous avez vécu longtemps en Russie.

M.L. Dix ans. Et cela fait plus de vingt ans que je fais des films là-bas. Empêchée de retourner sur place, j’ai tissé celui-ci avec Katya et celles et ceux qui rêvent d’une autre Russie. Katya a tourné les images derrière les murs. Elle a filmé tout cela en Russie, et ensemble, nous avons réalisé ce film interdit.

Vos racines sont à l’origine de votre passion pour ce pays.

J’ai une grand-mère, comédienne anglaise (NDLR : Peggy Ashcroft), qui était une grande actrice shakespearienne. Elle a beaucoup joué de pièces de Tchekhov. Son premier mari était un metteur en scène russe. Il a vécu là-bas. Mon grand-père, avocat, a défendu George Blake, un agent double travaillant pour les Soviétiques. Depuis mes 12 ou 13 ans, j’ai été fascinée par la Russie. J’ai commencé à apprendre la langue à 13 ans et je suis tombée amoureuse de ce pays, de sa littérature, de son peuple. Ces Russes qui, une fois que vous parlez la langue, s’ouvrent à vous et vous accueillent comme personne d’autre. Après avoir terminé Sciences Po, je suis partie en Russie pour un séjour de trois semaines… qui a duré dix ans !

« La guerre n’est pas un jeu vidéo ». La leçon de vie de feu John O’Hare, héros américain de la Deuxième guerre

C’est durant ces années que vous tournez certains de vos documentaires fondateurs.

M.L. J’ai notamment couvert la guerre en Tchétchénie. J’ai fait des films en Russie pendant 25 ans sur les droits humains, notamment en Tchétchénie, et sur l’assassinat de mon amie Anna Politkovskaya mon amie. (La Russo-Américaine assassinée le 7 octobre 2006 à Moscou était journaliste à Novaya Gazeta, connue pour son opposition à la politique de Vladimir Poutine, sa couverture du conflit tchétchène et ses critiques virulentes envers les autorités pro-russes de Tchétchénie, notamment son chef Ramzan Kadyrov. NDLR).

Anna Politkovskaïa disait ouvertement : « Tant que Poutine sera au pouvoir, on ne pourra pas vivre dans un pays démocratique. »

Absolument. Nous avons beaucoup voyagé ensemble en Tchétchénie et ailleurs. Anna est pour moi un modèle.

Dans quel contexte avez-vous dû cesser de vous rendre en Russie ?

Il est devenu quasiment impossible d’y travailler librement depuis le début de l’agression russe contre l’Ukraine. L’arrestation d’Evan Gershkovich a été un tournant pour les médias étrangers (NDLR : le journaliste américain, correspondant du Wall Street Journal et de l’AFP à Moscou, avait été condamné en juillet 2024 à seize ans de prison en Russie lors d’un procès à huis clos. Il avait été arrêté en mars 2023, pour « espionnage », accusation que la Russie n’a jamais étayée publiquement et que lui, sa famille, ses proches et la Maison-Blanche réfutent. Après avoir passé là-bas plus d’un an derrière les barreaux, il a été libéré le 1er août 2024 dans le cadre d’un vaste échange de prisonniers, le plus gros depuis la Guerre froide).

Pour travailler en tant que journaliste étranger en Russie, comme c’était le cas d’Evan Gershkovich, il faut une carte de presse officielle délivrée par le ministère des Affaires étrangères russes. Si on n’est pas officiellement accrédité, on se fait expulser. Ewan avait cette carte de presse mais, malgré cela, les autorités l’ont arrêté et accusé d’espionnage. Cela a été un signal pour beaucoup d’entre nous. Nous sommes devenus des cibles, comme tous nos collègues russes. Pour continuer d’exercer librement leur métier, ils ont dû s’exiler. C’est propre au régime : ils essaient de terroriser à tous les niveaux.

À l’époque de l’arrestation d’Evan Gershkovich, je venais de réaliser un film, Ukraine, sur les traces des bourreaux pour Arte. Il devenait très compliqué pour moi d’envisager de me rendre en Russie pour faire ce film-ci. J’ai passé des mois à chercher des personnes qui pouvaient tourner sur place. Beaucoup avaient trop peur. Au cours de l’enquête, j’ai entendu parler de Katya. Nous sommes entrées en contact via une messagerie cryptée et avons commencé à réaliser ce film. Katya a un courage incroyable et ce qu’elle a filmé est unique.

<p>L'artiste pacifiste russe Alexandra Skotchilenko escortée au tribunal de Saint-Pétersbourg le 16 novembre 2023 pour l'énoncé de sa condamnation</p>

L’artiste pacifiste russe Alexandra Skotchilenko escortée au tribunal de Saint-Pétersbourg le 16 novembre 2023 pour l’énoncé de sa condamnation

©AFP

L’échange de prisonniers politiques du 1er août 2024 a apporté des notes d’espoir ?

Cet échange, était totalement inattendu et inespéré. Cela faisait quatre mois qu’on était en train de tourner et le fait que deux de nos personnages soient libérés a été incroyable.

Parmi ces prisonniers, il y avait de grandes figures politiques comme Vladimir Kara-Murza (NDLR : le journaliste britannico-russe qui a dénoncé l’invasion de l’Ukraine par la Russie purgeait une peine de vingt-cinq ans de prison pour trahison ; en mai 2024, il remportait le prix Pulitzer du commentaire politique), le militant russe Ilia Iachine, Oleg Orlov, le dirigeant de l’organisation Memorial, colauréate du prix Nobel de la paix en 2022, l’artiste Aleksandra Skotchilenko (NDLR : condamnée le 16 novembre 2023 par un tribunal de Saint-Pétersbourg à sept ans d’emprisonnement pour avoir remplacé les étiquettes de prix des supermarchés par des slogans antiguerre en 2022). Elle a bénéficié d’une énorme campagne d’Amnesty International, elle a reçu des milliers de lettres de soutien. Sa mère, qui vit en France, était très active. Il est compliqué pour les familles de se mobiliser depuis l’intérieur du pays. La crainte de s’exprimer est grande. De manière générale, elles redoutent avant tout d’aggraver la situation de ceux qui sont derrière les barreaux.

Le pianiste russe Pavel Kouchnir est mort au mois d’août 2024, juste avant la libération des détenus. Il s’est éteint alors que personne ne savait qu’il était en prison et qu’il faisait une grève de la faim, dans l’indifférence et le silence.

<p>Le dissident russe Oleg Orlov, figure de proue de la défense des droits humains, est menotté après avoir été condamné à deux ans et demi de prison, le 27 février 2024 à Moscou</p>

Le dissident russe Oleg Orlov, figure de proue de la défense des droits humains, est menotté après avoir été condamné à deux ans et demi de prison, le 27 février 2024 à Moscou

©AFP

Vous rappelez le contexte de cet échange de prisonniers politiques…

Ces libérations, les Russes y ont consenti parce que le Kremlin voulait absolument faire libérer Vadim Krassikov, un agent du renseignement militaire russe. Il a été accueilli comme un héros (NDLR : des négociations ont eu lieu pour tenter d’échanger Krassikov contre Navalny, mais la mort de ce dernier a été annoncée le 16 février 2024 alors qu’il était incarcéré dans la colonie pénitentiaire n° 3, à Kharp. Opposant politique d’envergure au régime de Poutine, il y purgeait une peine de dix-neuf ans pour « extrémisme ». Les circonstances exactes de sa mort restent floues).

Olias Barco sur le front : La guerre de l’homme qui a montré Paris sous les bombes. Entretien exclusif, Paris Match Bel, avril 2022

Un échange futur est-il possible, quand et dans quel contexte sera-t-il envisageable selon vous ?

Nul ne peut le prédire. Il y a des négociations en cours , mais tout dépend de la situation en Ukraine et d’éventuel pourparlers de paix qui sont très incertains ; La maman d’Arseny, l’adolescent de 14 ans condamné à 5 ans de prison pour terrorisme, juste par ce qu’il était contre la guerre, espère tous les jours que son fils sera sur la liste d’un nouvel échange de prisonniers ; Tout comme les familles de Génia Berkovitch , la metteuse en scène et Svetlana Petrituchuk, scénariste, condamnée à six de prison pour terrorisme alors que leur pièce de théâtre incriminée dénonce l’endoctrinement par Daech de jeunes filles. La santé d’Arseny, de Génia et de Sveta s’aggrave tous les jours. De même, qu’il y a urgence pour les milliers de civils ukrainiens qui sont aujourd’hui dans les prisons russes et dans des centres secrets, et dont on n’a aucune nouvelle. Ils semblent avoir disparu de la surface de la terre. C’est un nouveau goulag.

Mais les négociations dans le cadre de cette guerre demeurent, dites-vous,un espoir…

Il est vrai que tout le monde vit malgré tout avec cet espoir de négociations potentielles entre l’Ukraine et la Russie. Avec l’espoir qu’alors la situation des prisonniers politiques soit mise en avant et qu’on puisse assister à de nouvelles libérations.

Ce film on a eu envie de le faire avec Katya justement pour montrer qu’il y a des gens qui résistent encore en Russie, que ce pays n’est pas une société monolithique. Il y a des Russes qui veulent une autre Russie. Nous avons l’espoir déjà qu’on donne un nom, un prénom et un visage à ces milliers de prisonniers politiques dont on n’entend pas parler.

Ce notamment parce qu’ils sont, expliquez-vous, dans un état alarmant.

M.L.Certains sont très malades, oui. Il y a par exemple cette pédiatre, Nadezhda Buyanova, qui a été arrêté juste parce que la mère d’un de ses patients, âgé de 7 ans, a rapporté qu’elle aurait lors d’une consultation critiqué la guerre en Ukraine. Elle a pris plus de cinq ans de prison… Aujourd’hui elle Elle est très malade. (Condamnée à cinq ans et demi de prison par un tribunal de Moscou pour des propos considérés comme « anti-guerre », elle a été reconnue coupable de diffusion d’informations fausses sur l’armée russe. Cette condamnation a suscité l’indignation d’organisations comme l’Association médicale mondiale (The World Medical Association), qui a dénoncé une atteinte à la relation médecin-patient et à la liberté d’expression. NDLR).

Et il y a des dizaines d’autres personnes qui sont touchés par des maladies graves, dont des cancers, et sont en danger de mort aujourd’hui.

Je voulais vraiment que le film soit une plateforme qui permette aux artistes russes de s’exprimer. Il y a Katya qui a filmé, mais aussi des artistes, des dessinateurs qui croquent les procès, et puis Alexei Aigui un grand compositeur russe en exil qui a fait la magnifique musique du film Ensemble nous voulons dire : voilà ce qu’il se passe en Russie, parce qu’en fait on ne sait plus ce qui se passe dans ce pays.

On parle toujours de l’impression que la société s’inscrit sous le signe Z qui est la lettre de propagande du régime… C’est toujours le cas en partie mais il y a aussi des milliers de Russes très courageux et de nombreux activistes et des journalistes courageux comme Katya qui risquent leur vie pour sortir de ce schéma.

Ksenia Karpinskaya, avocate de Jenia Berkovitch, dramaturge et poétesse féministe russe. Opposée à l’invasion de l’Ukraine en 2022, elle est arrêtée le 5 mai 2023 aux côtés de Svetlana Petriïtchouk. Le 8 juillet 2024, les deux femmes ont été condamnées à six ans de prison pour « apologie du terrorisme ».Ksenia Karpinskaya, avocate de Jenia Berkovitch, dramaturge et poétesse féministe russe. Opposée à l’invasion de l’Ukraine en 2022, elle est arrêtée le 5 mai 2023 aux côtés de Svetlana Petriïtchouk. Le 8 juillet 2024, les deux femmes ont été condamnées à six ans de prison pour « apologie du terrorisme ». ©D.R.

On a souvent, vu de l’Occident, une vision caricaturale de la société russe. Est-il possible d’évaluer le pourcentage des « dissidents », du moins de ceux qui ont une vision plus critique du régime et qui ont d’autres aspirations ? Ce pourcentage varie sans doute en fonction de la géographie – public rural ou urbain – , de la tranche d’âge etc? Est-il possible d’évaluer ces proportions ?

Katya Mamontova. Je dirais que 20 % environ de la population est vraiment patriotique, favorable à la guerre, 20 % y sont opposés – c’est le cas notamment des vrais activistes. Reste environ 60 % de la population qui vit au jour le jour et ne veut pas du tout penser à la politique, ils veulent juste élever leurs enfants et fermer les yeux et se boucher les oreilles.

Parce que vous savez en Russie la pauvreté est énorme. Nous avons beaucoup de gens qui vivent sous le seuil de pauvreté. En même temps nous avons un pays très riche, avec très beaucoup d’énergie, entre autres, mais le taux de pauvreté est énorme, c’est la tragédie principale.

Comment décririez-vous cette élite intellectuelle qui combat ou qui porte à tout le moins un regard critique sur le gouvernement/régime au sens large. S’agit-il de personnes qui ont eu la chance de bénéficier d’une instruction plus poussée, et/ou qui ont eu plus de moyens plus de moyens financiers, ou qui sont situés dans les grandes villes qui ont eu accès aux universités qui ont un tempérament artistique ?

Y a-t-il une sorte de profil sociologique de ces « dissidents », qu’ils soient actifs ou non ? Les opposants politiques sont-ils, à votre connaissance, majoritairement des intellectuels citadins ?

K.M. Bien sûr, il y a des intellectuels qui sont sans doute les plus avertis pour porter un regard critique sur la propagande. Mais il y a, j’en suis sûre, toutes sortes de profils de personnes qui sont opposées à la guerre. Nous en avons filmé beaucoup. Je me suis rendue dans les petites villes et les campagnes et j’ai toujours trouvé des gens qui étaient totalement opposés à la guerre, même dans des territoires très ruraux, plus isolés.

Mais il est vrai qu’ils sont plus silencieux dans les petites villes et internet n’est pas un espace sûr. Ils peuvent être arrêtés à la suite d’un post publié. Ils sont sans doute les plus avertis pour porter un regard critique sur la propagande. Mais toutes sortes de personnes sont opposées à la guerre. Nous en avons filmé beaucoup. Je me suis rendue dans les petites villes et les campagnes, et j’ai trouvé des gens totalement opposés à ce qui se passe actuellement, même dans des territoires très ruraux, plus isolés. Il est vrai qu’ils sont plus silencieux. Internet n’est pas un espace sûr. De nouvelles lois interdisent la recherche d’informations. Ils peuvent être arrêtés à la suite d’un post publié. Mais beaucoup tendent de contourner ces mesures gouvernementales. Les adolescents, notamment, souffrent de ces freins sur les réseaux sociaux. Ils ne veulent pas grandir dans ce genre de pays. Il était très important pour Manon et moi de montrer que beaucoup de jeunes se lèvent pour une autre Russie. Bien sûr, certains sont dans la « jeunesse poutinienne », mais je suis convaincue que la majorité des adolescents veulent autre chose. Ils savent exactement ce qui se passe, ce que sont et font les autres jeunes dans le monde. Ils ont les mêmes rêves et veulent les conserver. Le pouvoir russe redoute la jeunesse. Il veut faire grandir une nouvelle génération qui lui obéira, qui sera conditionnée à se lever pour suivre la cause russe imposée, quelle qu’elle soit.

Ont-ils accès à de l’information autre que la propagande russo-russe? Par ailleurs, cette notion de propagande est-elle caricaturé par les médias occidentaux en général ?

K.M. Nous devons admettre que c’est de plus en plus difficile d’année en année parce que notre gouvernement russe essaie de bloquer toutes les informations extérieures et Internet devient de plus en plus difficile à utiliser pour rechercher ces informations. Il existe de nouvelles lois qui interdisent la recherche de ces informations. Mais beaucoup de gens se battent toujours et tentent de contourner ces mesures gouvernementales mais c’est de plus en plus compliqué.

Les adolescents notamment souffrent de ces freins sur les réseaux sociaux comme TikTok ou autres dont ils sont friands. Ils ne veulent pas grandir dans ce genre de Russie. Il était très important pour Manon et moi de montrer qu’il ne s’agit pas seulement de répression. Mais il s’agit avant tout de personnes, dont les jeunes, qui se lèvent et se lèvent pour une autre Russie. Bien sûr il y a des jeunes qui sont dans la jeunesse poutinienne etc, mais je suis convaincue que la majorité des adolescents veut autre chose. Ils savent exactement ce qui se passe, ils savent exactement ce que sont et font les autres jeunes dans le monde. Ils ont les mêmes rêves et ils veulent garder ces rêves.

C’est pourquoi je pense, le pouvoir cible des ados comme Arseny (dont la mère, Irina Turbin, apparaît notamment dans le documentaire) parce que le pouvoir russe a peur de la jeunesse. Ils veulent faire grandir une nouvelle génération qui leur obéira, ne réclamera pas d’argent, qui sera conditionnée à se lever pour suivre la cause russe imposée, quelle qu’elle soit…

(En juin 2024, Arseny Turbin, adolescent de 14 ans, a écopé de cinq années de prison pour ses prises de position contre la guerre. Le « plus jeune prisonnier politique du pays » a été emprisonné dans un centre de détention provisoire à la périphérie de Moscou. Les enfants qui s’opposent à la guerre sont repérés par l’intermédiaire des établissements scolaires ou sur les réseaux sociaux avant d’être visés par des mesures répressives, comme le placement en institution, les arrestations arbitraires ou les condamnations pénales. En Russie, enfants et adolescents sont considérés comme des « copies réduites des adultes » et ne bénéficient pas d’un traitement judiciaire spécifique. D’après Amnesty International, près de 50000 mineurs seraient incarcérés en Russie. En Russie, les mineurs délinquants ou dissidents ne sont pas mieux traités que les adultes, et les centres de détention ou de réinsertion s’apparentent à des « goulags » surgis d’une autre époque. Avec « du travail et de la bouillie ». NDLR.)

« Ce film est né d’une urgence : la mort d’Alexeï Navalny en prison en février 2024. Un point de non-retour. Un électrochoc. Il fallait témoigner », explique Manon Loizeau.March 27, 2017 – Moscow, Russia: Kremlin critic/Russian opposition politician Alexei Navalny is seen during the trial of his detention on yesterday’s unauthorized rally against corruption, at the Tverskoy court. Navalny called for the protests after publishing a detailed report this month accusing Prime Minister Dmitry Medvedev of controlling a property empire through a shadowy network of non-profit organizations. He was arrested along with scores of others. Navalny was sentenced to 15 days in prison and given a 20,000-rouble (350 USD) fine by a Moscow court for disobeying police orders and organizing the protests. (Kommersant Photo/Polaris) ! only BELGIUM ! *** local caption *** 05786553 ©Photo news

Vous relevez qu’une partie de la jeunesse russe ne veut plus de ce régime. Quel genre de rêve caressent-ils à vos yeux ? Est-ce systématiquement un modèle libéral à l’occidentale ? N’est-il pas compliqué d’avoir des aspirations mesurées quand on est confronté à un mur ?

K.M. Le problème en Russie c’est que nous n’avons aucun parti et nous ne savons pas quel parti sera le plus populaire. Nous ne pouvons pas en avoir la notion car tout est interdit. Alors, oui, l’expérience politique est encore très fraîche, de même que la liberté de choix qui reste à affirmer bien sûr, et à élargir, cela va sans dire. Quand nous aurons la liberté et l’opportunité d’être à l’intérieur du paysage politique, alorsnous verrons ce qu’ils veulent réellement construire, mais maintenant la première urgence est d’enfoncer des portes.

C’est pourquoi les autorités russes craignaient tellement Navalny, parce qu’il parlait de la corruption et il donnait de l’espoir à une grande partie de la jeune génération qui dit: « On veut faire partie d’un monde contemporain et on ne veut plus de ça ».

Navalny n’était pas parfait non plus, il ne parlait pas des droits de l’homme maisde la corruption et la jeunesse l’a compris. Quand vous voyez Arseny, qui est un enfant d’une petite ville de province, qui soudain décide de créer sa propre chaîne Youtube et de dire « je suis contre le régime », cela fait peur aux autorités.

Un pouvoir qui craint à ce point un gamin est très intéressant. Ce pouvoir touche peut-être à la fin d’une ère. Mais en attendant, ce récit comme tant d’autres est le signe hélas de cette énorme oppression.

Je pense que beaucoup d’enfants, beaucoup de jeunes sont juste contre la guerre, je le répète. Ils veulent simplement vivre leur vie, créer de nouvelles choses et se construire un avenir.

L’image nostalgique de l’ex-URSS, et de l’ancien bloc de l’Est, qui existe aussi à un autre niveau dans des pays de l’ex-Yougoslavie, a-t-elle été idéalisée au fil du temps ?

K.M. et M.L. Certains ont en effet une image tronquée, faussée. Pour les uns, l’URSS était juste un endroit où vous pouviez obtenir des médicaments gratuits, une éducation gratuite et d’énormes soutiens sociaux. Ce qui est vrai, mais ne tient pas compte des ombres au tableau, dont la corruption, phénoménale. Ils vivent pour la plupart dans des familles extrêmement démunies et ont juste besoin d’une amélioration sociale. En dehors de Moscou, il n’y a pas de bonnes écoles, pas de bons hôpitaux. Pour arriver à un changement, la démocratie ne sera pas suffisante. Un soutien fort et direct de l’État est nécessaire pour aider certaines parties de la population. C’est pourquoi Poutine essaie de les convaincre en affirmant : « Avec moi, ce sera l’ordre et vous aurez des salaires. » Il joue là-dessus, bien sûr, mais son régime date d’il y a plus de vingt-cinq ans et compte des fissures.

M.L. J’avais 14 ans quand je suis allée à Moscou pour la première fois. J’ai rêvé de démocratie avec la jeunesse russe. C’était la fin de l’URSS. Les murs tombaient, c’était l’espoir. Mais en même temps, il y a beaucoup de Russes – et ça, on ne l’a pas vu venir – pour lesquels la fin de l’URSS a signifié la fin d’une partie de l’identité qui s’était construite par la puissance et la conquête territoriale. Dès le début, Poutine a joué sur la fierté nationale.

Comment qualifieriez-vous ce régime : répressif, extrémiste, totalitaire, dictatorial ?

M.L. Je peux parler plus librement que Katya. La Russie a plongé dans le totalitarisme.

Quel régime espérez-vous, souhaitez-vous pour la population russe ?

K.M. Obtenir une Russie plus démocratique, en étant une fédération, pas seulement sur le papier, mais dans la vie réelle. Actuellement, elle n’est pas seulement cruelle envers les autres, envers ses voisins, elle est impitoyable envers elle-même et envers les minorités. Nous sommes un véritable empire, je pense que nous devons faire un énorme travail sur notre décolonialisme et notre nouvelle vie en tant que pays rassemblant de nombreux peuples.

Voyez-vous une évolution se dessiner vers ce type d’ouverture ?

K.M. Dans l’histoire de la Russie, il y a eu plusieurs miracles, il ne faut donc pas désespérer. Mais aujourd’hui, c’est la guerre et seulement la guerre. Bien sûr, elle s’arrêtera un jour, mais pas comme nous le souhaiterions. Peut-être qu’il y aura une sorte de compromis foireux. La plupart de ceux qui reviendront iront travailler dans la police, au FSB et dans toutes les autres structures. Les répressions s’accentueront encore, jusqu’à devenir énormes.

Quels seraient vos espoirs respectifs pour une résolution positive de la situation globale, de la guerre avec l’Ukraine en premier lieu, et pour le bien-être des populations ?

K.M. Je souhaite juste que les gens arrêtent de mourir maintenant. Et que les prisonniers soient libérés. Comme le dit Nadeijda Skotchilenko : « Ce sont ceux qui sont contre la guerre qui sont les vrais patriotes. Mais dans la Russie d’aujourd’hui, tout est inversé. »

M.L. Ces milliers de Russes qui sont en prison parce qu’ils ont dit non à la guerre en Ukraine ont besoin de notre aide, de notre soutien. Il faut dire à ces Russes qu’on sait qu’ils existent, qu’ils ne sont pas oubliés.

« Politzek, les voix qui défient le Kremlin » (2025), de Manon Loizeau et Katya Mamontova. À voir sur RTBF Auvio.

Sujet publié dans l’édition print de Paris Match Belgique le 25/09/25.

(*) Les films de Manon Loizeau, « Grozny, chronique d’une disparition », et « Tchétchénie une guerre sans traces », tournés clandestinement en Tchétchénie, ou encore « Chronique d’un Iran interdit » et « Syrie le cri étouffé » sur le viol comme arme de guerre dans les prisons de Bashar al-Assad, seront couronnés par de multiples prix (Grand Prix « Reporters sans frontières », Prix OMCT au FIFDH, Best Film One World Film Festival, Prix Edward Snowden, Prix du Public Dok Leipzig, Grand Prix Figra). Elle sera également lauréate du Prix Albert Londres en 2006 pour le film « La Malédiction de naître fille ». Elle a couvert les conflits en Tchétchénie, réalisé des documentaires en Iran, en Syrie, au Yémen, en Birmanie, en Biélorussie, en Ukraine…