« Le premier homme dans l’espace… Ce n’est quand même pas rien ! », s’écrie Azamat Doszhanov, directeur de KazCosmos, l’agence spatiale nationale du Kazakhstan, en passant devant une énième affiche à la gloire de Youri Gagarine. La figure angélique du plus célèbre des cosmonautes soviétiques est omniprésente dans le cosmodrome de Baïkonour, toujours affublé de l’inscription « Poekhali ! », (« Allons-y ! », en russe), sa phrase prononcée avant son premier voyage au-delà de l’atmosphère terrestre, le 12 avril 1961. « Ça donne une sacrée motivation pour aller travailler ! », plaisante Azamat Saïgakov, ingénieur spatial dans la co-entreprise russo-kazakhe de Baïterek.

Affiche représentant le cosmonaute soviétique Youry Gagarine, sur le territoire du cosmodrome de Baïkonour.

Affiche représentant le cosmonaute soviétique Youry Gagarine, sur le territoire du cosmodrome de Baïkonour.

© / Emma Collet

Symbole des grandes heures de la conquête spatiale, Baïkonour, qui fête ses 70 ans cette année, revendique fièrement l’héritage pionnier de l’URSS, du tout premier vaisseau envoyé dans l’espace en 1957, à la première cosmonaute envoyée en mission, Valentina Terechkova, en 1963. Un passé glorieux largement récupéré par la Russie contemporaine, qui continue de rendre 43 % des Russes fiers des exploits cosmiques de Baïkonour, selon un sondage du Centre Levada. « Ici, une nouvelle ère de l’histoire de l’humanité a commencé », a claironné Vladimir Poutine, lorsqu’il a adressé ses vœux aux vétérans soviétiques qui ont construit le cosmodrome, le 2 juin dernier.

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À mesure que l’on file sur la route principale qui traverse les 6 700 kilomètres carrés du cosmodrome, soit le port spatial le plus vaste du monde, apparaissent des îlots d’infrastructures brisant la ligne d’horizon, qui s’étale à l’infini dans la steppe du sud Kazakhstan. On comprend pourquoi les Soviétiques, en 1955, ont choisi cet endroit : proche de l’Equateur, donnant la trajectoire la plus courte pour atteindre l’espace, le lieu présente en outre l’avantage d’être absolument désert. Seuls quelques chevaux et chameaux foulent les sables rouges du polygone aride.

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Baïkonour, un site de 6700 kilomètres carrés.

© / Légendes cartographie

Les centres de mesures, complexes d’assemblages et rampes de lancement se dévoilent peu à peu dans l’immensité de la steppe. Tous, distants de plusieurs dizaines, voire centaines de kilomètres, « afin d’éviter la destruction totale du cosmodrome en cas de bombardement des Américains à l’époque », explique Azamat Saïgakov. Car le cosmodrome a été construit aux prémices de la guerre froide, servant au départ de base d’essai pour le premier missile balistique intercontinental soviétique, le R-7. L’emplacement de Baïkonour était alors tenu secret, à tel point que les Américains n’ont découvert son emplacement que deux ans après le début de sa construction, en 1957.

Symbole de la puissance spatiale soviétique

Une partie de l’âge d’or du bloc communiste s’est déroulée ici, lorsque l’URSS défiait les États-Unis dans la course aux étoiles. Les 110 000 habitants de la ville fermée de Baïkonour, voisine du cosmodrome, vivaient jour et nuit au rythme effréné des lancements : la conquête spatiale servait de vitrine idéologique à Moscou, quitte à parfois tourner au drame. Sur le flanc droit du site, un pas de tir rongé par la rouille et des carcasses d’abris calcinés témoignent encore de la catastrophe de Nedelin, survenue un 24 octobre 1960. La fusée R-16 a pris feu pendant le décollage, conséquence d’ordres précipités et de règles de sécurité bafouées pour respecter le délai imposé par le commandement central pour respecter l’anniversaire de la Révolution d’octobre. Le maréchal Mitrofan Nedelin a perdu la vie dans l’explosion, aux côtés d’une centaine de techniciens. Chaque année, les équipes de Baïkonour leur rendent hommage devant le pas de tir dédié au « Jour où aucune fusée n’a volé dans l’espace ».

Le pas de tir n°41, sur le flanc droit de Baïkonour, où s'est déroulée la "catastrophe de Nedelin" le 24 octobre 1960.

Le pas de tir n°41, sur le flanc droit de Baïkonour, où s’est déroulée la « catastrophe de Nedelin » le 24 octobre 1960.

© / Emma Collet

Mais la rivalité avec les Etats-Unis a cependant connu des jours plus lumineux, comme en juillet 1975, lorsque la fusée Soyouz-19 s’est arrachée du sol pour rejoindre la capsule Apollo, partie du Cap Canaveral, tel un symbole fort de la « détente » qui se profilait entre Moscou et Washington. Après avoir donné un coup de genou sur la fusée comme le veut la tradition, les cosmonautes soviétiques ont pris place à bord pour réaliser la première mission conjointe avec les Américains, exploit technique et diplomatique.

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Puis l’empire soviétique s’est effondré. Baïkonour survit toutefois au chaos des années 1990, mais la ville, désormais kazakhstanaise, se dépeuple, les citoyens russes bénéficiant de programmes de réinstallation en territoire russe. La population chute à 70 000 personnes. En parallèle, le site se démilitarise dans les années 2000, pour devenir la base de missions commerciales et de vols habités vers la Station spatiale internationale (ISS).

En 1994, Moscou loue pour 20 ans le cosmodrome et la ville de Baïkonour, contre une soulte de 115 millions de dollars versée chaque année à Astana. Prolongé jusqu’en 2050, le bail de location laisse le site sous propriété russe, géré par l’agence spatiale russe Roscosmos et ses filiales.

Un cosmodrome en décrépitude

Mais Moscou diversifie ses installations. En 2015, le cosmodrome Vostochny est inauguré dans l’Extrême Orient russe, la Russie voulant rester souveraine en matière spatiale. Le Kazakhstan est alors relégué au second plan. Au pied de la rampe de lancement « Gagarine », à Baïkonour, les installations abandonnées témoignent de ce déclin. Inactif depuis 2019, ce pas de tir a récemment été reconverti en attraction touristique. Comme lui, plusieurs rampes de lancement désaffectées rouillent sous le soleil brûlant du désert kazakh. Sur les dix complexes encore existants, seuls trois restent en service, dédiés aux deux programmes Proton-M et Soyouz.

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A la chute de l’URSS, les investissements russes dans le spatial avaient drastiquement baissé à cause de la crise économique majeure qui a ravagé le pays. Malgré un plan de 50 milliards de dollars alloué aux programmes spatiaux russes par Vladimir Poutine en 2013, la Russie, qui était aux avant-postes de la conquête spatiale avec les Etats-Unis durant l’Union soviétique, a pris un retard considérable.

La rampe de lancement "Gagarine", à Baïkonour, inactive depuis 2019.

La rampe de lancement « Gagarine », à Baïkonour, inactive depuis 2019.

© / Emma Collet

« C’est aujourd’hui une puissance spatiale de second rang », estime Bruce McClintock, responsable des recherches spatiales à la Rand Corporation, think tank américain spécialisé sur les questions de sécurité, et ancien attaché de défense américain à Moscou. Ce dernier souligne notamment le poids de la corruption dans les programmes spatiaux russes et des sanctions internationales contre la Russie depuis 2022, qui ont durablement affecté l’industrie spatiale. « Les satellites du programme spatial russe dépendent fortement de l’électronique occidentale, en particulier des Etats-Unis et de l’Europe. Depuis la guerre en Ukraine, la Russie a perdu l’accès à la plupart de ces composants, ce qui a cloué au sol nombre de ses satellites », affirme Bart Hendrickx, analyste chevronné des programmes spatiaux russes et professeur à l’université de Gand, en Belgique.

Les programmes de coopération avec les Occidentaux, à l’exception des missions habités vers la station spatiale internationale, ont également pris fin, à l’instar des « Soyouz » russes, qui mettaient en orbite des satellites commerciaux pour le compte de l’européen Arianespace depuis le cosmodrome de Kourou, en Guyane. Isolée, la Russie n’a effectué en 2022 que 22 lancements, contre 75 en 1990. Soit 1 % des satellites mis en orbite dans le monde.

Pourtant, le Kremlin continue de nourrir de grandes ambitions pour ses programmes spatiaux, notamment autour de sa station spatiale russe, dont la construction est prévue à partir de 2030, via son cosmodrome de Vostochny. Moscou veut aussi développer un nouveau type d’armement porteur d’une charge nucléaire et dirigé vers des satellites dans l’espace. Des opérations réservées à son cosmodrome militaire de Plessetsk, dans le nord du pays, qui marquent la réorientation quasi totale des budgets du spatial civil vers le militaire.

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Baïkonour, lui, n’est que très rarement évoqué dans les grands plans spatiaux russes. Aux yeux de Moscou, son seul intérêt réside dans les missions habitées de l’ISS, où la Russie préserve un statut spécial malgré la guerre en Ukraine – les segments orbitaux exploités par les Occidentaux et les Russes étant interdépendants pour mener à bien les missions.

L’espoir « Soyouz-5 »

Pourtant, les autorités de Baïterek, co-entreprise russo-kazakhe créée en 2004, ne se laissent pas abattre par l’atmosphère crépusculaire qui flotte à Baïkonour. Au contraire, un certain enthousiasme règne sur le site n° 45 du cosmodrome, où se trouve l’imposant complexe de lancement « Zenit », qui devrait accueillir dans quelques mois la nouvelle fusée russe « Soyouz-5 », conçue dans l’usine de Samara, au bord de la Volga, dans le sud de la Russie. Son premier lancement test, reporté depuis plusieurs années, aura finalement lieu en décembre 2025.

Sur le pas de tir, les équipes s’activent sous un soleil de plomb. Le site doit être modernisé pour accueillir le nouveau lanceur. Entre les bourrasques et les petits cyclones de sables, des techniciens ajustent le mât à câbles, que l’on appelle la « cinquième jambe » de la fusée, afin de l’alimenter en énergie avant son décollage.

Le complexe de lancement "Zénit", sur le flanc droit de Baïkonour, d'où décollera la fusée "Soyouz-5", de conception russe.

Le complexe de lancement « Zénit », sur le flanc droit de Baïkonour, d’où décollera la fusée « Soyouz-5 », de conception russe.

© / Emma Collet

Autrefois, ce site était utilisé pour faire décoller un autre type de fusées, les « Zenit », assemblées en Ukraine, dans la ville de Dnipro, à l’aide de composants russes. Mais la coopération entre Kiev et Moscou a volé en éclat après l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 et le début de l’invasion du Donbass ukrainien.

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« En principe, la technologie est la même : nous avons emprunté autant que possible la configuration du lanceur Zenit », précise Syrym Intymakov, directeur de la filiale Baïterek à Baïkonour. Mais quel sera l’avenir commercial du Soyouz-5, capable de transporter 17 tonnes de charges utiles en orbite basse ? Exclu du marché occidental à cause des sanctions, « cette fusée vise plutôt des pays alliés de la Russie, au Moyen-Orient ou en Afrique, estime Florian Vidal, chercheur à l’Université de Tromsø en Norvège et associé à l’Ifri. Mais ces pays n’ont pas de programmes spatiaux propres. Ils n’ont besoin que d’un ou deux satellites. Ce sont des missions sporadiques ».

La modernisation du complexe Zenit coûte 143 millions d’euros, et elle est financée par le Kazakhstan. Car le pays d’Asie centrale est propriétaire de certains sites situés sur le flanc droit du cosmodrome depuis 2018. Cette année, la rampe de lancement Gagarine et le centre d’assemblage de Bourane, où croupissent les prototypes de vaisseaux soviétiques lancés dans les années 1970, sont également revenus sous la juridiction kazakhe.

Maquette du vaisseau "Bourane", vestige du programme soviétique des années 1980 pour concurrencer les navettes spatiales américaines, et conservée dans un hangar à Baïkonour.

Maquette du vaisseau « Bourane », vestige du programme soviétique des années 1980 pour concurrencer les navettes spatiales américaines, et conservée dans un hangar à Baïkonour.

© / Emma Collet

La Russie va-t-elle quitter définitivement Baïkonour ? « Elle pourrait rester un certain temps à Baïkonour, ne serait-ce que pour garder une présence en Asie centrale, explique Nourlan Asselkan, rédacteur en chef de la revue kazakhe Space Research and Technology. De plus, elle n’est pas en mesure de transférer tous ses programmes vers son site de Vostochny », ajoute le journaliste. L’heure de vérité se décidera après 2028, date de la fin d’exploitation de l’ISS par Roscosmos et la Nasa.

Vers un départ de la Russie à Baïkonour ?

En attendant, le Kazakhstan tente de séduire les investisseurs étrangers et de poser les bases d’une puissance spatiale indépendante, en envisageant la construction de son propre lanceur. Le Premier ministre kazakh Olzhas Bektenov a déclaré cette année son intention de créer une zone économique spéciale à Baïkonour pour les « projets spatiaux nationaux et les start-ups étrangères », qui s’étendrait sur près de 1 750 kilomètres carrés, soit un bon quart du cosmodrome.

Des discussions avec des entreprises indiennes et européennes se profilent. Mais c’est la Chine qui semble en position de force parmi les « nouveaux venus » dans l’exploration spatiale au Kazakhstan. Lors de la visite de Xi Jinping à Astana l’année dernière, Pékin s’est engagé à verser 100 millions de yuans (13 millions d’euros) pour des projets spatiaux communs.

Déjà actives dans le lancement de satellites commerciaux, les start-ups chinoises pourraient devenir les premiers opérateurs étrangers à utiliser les installations de Baïkonour. « Ce serait totalement cohérent avec le développement des nouvelles routes de la soie chinoise, assure Florian Vidal. La Chine est une puissance influente dans la région et proche du Kazakhstan, où Baïkonour répondrait à la demande grandissante de lancements chinois. » Une nouvelle course à l’espace se joue dans les steppes du Kazakhstan.

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