Comment dire avec sobriété et gravité la mort de sa propre mère ? Comment trouver les mots justes, ceux capables de toucher le lecteur au plus profond de son être, de ranimer peut-être d’anciennes douleurs, de soudain raviver des mémoires que l’on croyait apaisées ? Celles et ceux qui liront ce livre se rappelleront sans doute comment leur fut annoncée la disparition de leur mère. Mais comment, alors, ne pas s’abandonner à sa propre déchirure ?
L’auteur nous convie à suivre ces heures troubles, ces jours d’angoisse, ces questionnements inéluctables. Il dit sa « peine », et non « son douloureux chagrin », car il s’y attendait. « Il est 2h30 du matin. Je reçois un SMS de mon frère. Je sais avant de le lire. On ne reçoit pas de message à une telle heure. Le texto m’annonce qu’elle vient de s’éteindre. Éteinte. “Elle s’est éteinte cette nuit dans son sommeil”, m’expliqueront les infirmières de l’hôpital, le regard habité de compassion. »
Alors surgit la question, simple et vertigineuse à la fois : « Quels liens, autres que ceux de mère à fils, avais-je avec ma mère ? Était-ce seulement ma mère, ou bien davantage encore ? »
Smaïn Laacher nous convie à partager non seulement ce moment d’une intensité rare, mais aussi la lente germination de la pensée qui l’accompagne. Au fil des pages, le regard du sociologue affleure, discret, lucide : à la peine s’ajoutent la confusion, la distance, la réflexion. L’auteur décrit avec minutie les funérailles, la prière des morts, la psalmodie de l’imam récitant par cœur – plus qu’avec le cœur ? – des versets coraniques. Le lecteur se tient alors à ses côtés ; cette scène, quelle que soit la confession, devient universelle, car elle touche au mystère de la fin, à la filiation, à la perte.
Le sociologue nous plonge dans la mort de l’autre, mais surtout dans la nôtre, dans celle de toutes nos mères. C’est émouvant, c’est digne, c’est déchirant. Et Smaïn, que je connais depuis si longtemps, se révèle ici dépouillé, à nu, livrant au lecteur la part la plus intime de lui-même. Elle repose désormais dans le carré musulman du cimetière, à quelques mètres seulement du carré juif où, peut-être, repose ma propre mère.
Viennent ensuite les premiers récits, les premiers tourments. Il raconte ce silence qui les unissait : « Sans dispute, sans désaccord, sans méprise, sans malentendu. Garder le silence de part et d’autre, ce n’était pas taire les mots, mais attester, par ma seule présence, que j’étais là, un fils qui ne l’abandonnerait jamais, et qu’elle resterait pour toujours ma mère. » Quels que soient les abîmes culturels séparant un fils de sa mère, il y a là la nudité d’un lien indestructible.
Mais sa mère était-elle heureuse ? se demande-t-il, hésitant sur ce mot « heureuse », qu’il encadre de guillemets, comme pour en montrer la fragilité, l’inadaptation à une femme de son monde. Les descriptions s’enchaînent, les phrases se tissent, et les interrogations martèlent le texte : « Pourquoi sommes-nous si radicalement différents ? Pourquoi nos deux mondes ne peuvent-ils coexister en paix ? Je suis avec elle, proche d’elle, mais sans fusion ; c’est exactement le sens de “avec”. Nous sommes ensemble, et pourtant se manifeste un écart infranchissable qui nous rend malheureux tous les deux. »
Écrire ces lignes, c’est fouiller au tréfonds de sa mémoire, exhumer les douleurs enfouies, tracer et retracer la complexité des vies, les écarts qui engendrent l’incompréhension, tout en tentant de renouer le fil d’un amour maternel. Laacher recompose son enfance : la silhouette sévère du père, l’exil d’Algérie, la fratrie, les allées silencieuses d’une ville française « loin de populations arabes », « devant, derrière, sur les côtés, pas un Arabe, pas une famille arabe ». Comment se fait leur arrivée ? Quelle histoire familiale, quelle langue pour dire le monde ? Pourquoi vouloir fabriquer des « enfants bien tenus » et des élèves « dressés » à apprendre ?
Pourquoi tenir la main de sa mère ? Comment la protéger, elle qui ne parlait pas un mot de français ? Et puis, il y eut la honte – celle, dit-il, « qui surgissait exclusivement dans l’espace public, dans les interactions, lorsque j’étais avec ma mère ». Le sociologue dissèque ce sentiment avec une rigueur et une tendresse mêlées. Il lui consacre plusieurs pages d’une rare densité. L’écriture épouse alors la gravité du propos : analyser, comprendre, mais aussi sentir, étreindre la beauté, la famille, le corps, la langue ; dire la fracture et l’amour ; évoquer ces « enfants illégitimes » devenus « propriétés » de la France, dépossédant les géniteurs de leurs progénitures.
Le texte est d’une puissance douloureuse ; il a manifestement coûté à écrire. « J’étais seul à me demander pourquoi mes parents étaient comme ça. Pourquoi j’étais seul à éprouver cette honte d’avoir des parents non conformes, informes, difformes. » Chaque mot semble posé dans la plaie : les phrases apaisent autant qu’elles blessent. Chaque mot est un pansement, chaque virgule égratignure, chaque voyelle une confession.
Le livre est un cri contenu, un hymne discret. Est-ce la force du récit qui nous emporte dans son univers, ou la douleur, comme un écho à la nôtre ? D’où viens-tu, mon ami ? Et pour ta mère, n’as-tu pas plus de fleurs dans ton cœur que dans tous les vergers, dans toutes les prairies ? Car derrière ce qui pouvait sembler n’être qu’une histoire ordinaire – celle d’une mère algérienne – se déploie un véritable destin. Tu la racontes, tu la rends immortelle. Tu lui offres le plus beau des livres : celui qu’un fils consacre à sa mère, « malgré les frontières infranchissables, les déchirures, les douleurs morales causées entre elle et lui par des frontières invisibles, parfois visibles et dicibles, mais infranchissables ».
Que le lecteur ne s’y méprenne pas : pour Smaïn Laacher, il y a dans ce texte infiniment plus de baisers que de larmes, car il lui doit tout – ce que peu de lecteurs ne sauraient offrir à leur propre mère.