Lorsqu’ils se sont emparés de l’aéroport de Simferopol en Crimée à la fin du mois de février 2014, les Ukrainiens les avaient aussitôt surnommés « les petits hommes verts ». Forcément, ils étaient vêtus de treillis kaki sans qu’aucun écusson ou drapeau permette de savoir qu’ils étaient russes. Idem pour leurs véhicules blindés dont les plaques étaient recouvertes de peinture blanche.

Il aura fallu six semaines à l’époque pour que Vladimir Poutine admette l’intervention des forces de la Fédération de Russie en Crimée. Membres des forces spéciales, des unités du renseignement militaire et des troupes aéroportées, ce sont ces mêmes fantassins qui avaient également encerclé dans la foulée le Parlement local afin que les séparatistes prorusses, minoritaires, votent une motion en faveur d’un référendum d’autodétermination de rattachement à la Russie.

On connaît la suite : annexion de la Crimée, lutte armée des milices prorusses dans le Donbass pendant huit ans, jusqu’à l’invasion du reste de l’Ukraine en février 2022. Combien de temps allons-nous laisser la Russie mener ce même genre de guerre hybride sur le sol de l’Union européenne ?

Oh, certes, personne n’ose trop imaginer – pas encore en tout cas – des petits hommes verts débouler à Tallinn ou sur l’une des nombreuses îles danoises de la Baltique en vue d’y intimider les gouvernements locaux pour qu’ils cessent d’aider l’Ukraine ou la Moldavie à résister.

Mais des petits drones verts ? Oui, il n’y a aucune preuve matérielle à ce stade que ces drones aperçus cette semaine dans les espaces aériens danois, norvégien, allemand ou belge soient russes. Il a même été envisagé un moment que ces survols d’aéroports ou de bases militaires faisaient partie de manœuvres d’entraînement organisées par l’Otan et les forces des pays nordiques.

Au forum du Club Valdaï jeudi […], Vladimir Poutine s’est une fois de plus moqué du monde.

Si cela avait été le cas, nul doute que les gouvernements des pays participants en auraient informé leurs populations. Des électrons libres alors, à la mode pirate ? Et qui éprouveraient une jouissance à perturber les zones les plus sensibles de leurs pays pour prouver leur fragilité ? Pourquoi pas dans un seul pays, mais dans plusieurs, à la suite ou en même temps ?

Non, le plus probable reste qu’il s’agit de petits drones verts et d’une version nouvelle de la guerre hybride que mène la Russie dans cette partie de l’Union européenne où l’on se réarme à toute vitesse, notamment autour de la mer Baltique, en Finlande ou en Suède par exemple, nouveaux membres de l’Otan.

Si nous étions à place de Vladimir Poutine, n’agirions-nous pas avec le même genre de réflexes ? Chercher systématiquement les ventres mous de l’Union, les talons d’Achille de l’Alliance, les maillons faibles de l’unité européenne. Avec des moyens si peu coûteux et si efficaces en matière de déstabilisation et d’humiliation. Au forum du Club Valdaï jeudi – qui fut autrefois un lieu de dialogue entre journalistes, chercheurs et diplomates russes et occidentaux –, Vladimir Poutine s’est une fois de plus moqué du monde.

Les drones ? Ce n’est pas nous. L’arraisonnement du pétrolier Boracay-Pushpa par la France, soupçonné d’appartenir à la flotte fantôme russe qui contourne l’embargo européen ? Un acte de « piraterie » internationale. La hausse des budgets militaires et de réindustrialisation dans le secteur de la défense ? C’est bien la preuve que les Occidents veulent la guerre. L’éventuelle livraison par les États-Unis de missiles Tomahawk à l’Ukraine pour viser des cibles énergétiques russes à longue distance ? Un autre signal de volonté d’escalade contre la Russie.

Si l’on en croit cette sempiternelle plainte cynique sous forme d’inversion de la charge de la preuve, Vladimir Poutine, son régime, son armée et son peuple seraient des victimes depuis trop longtemps, de plus en plus menacées par un « Occident collectif » qui n’attendrait plus que de les voir à genoux. Rien n’est plus faux.

Ce qui est vrai en revanche, c’est que nous ne sommes pas à la hauteur du défi auquel nous soumettent l’agressivité cruelle de Vladimir Poutine et la désinvolture amorale de Donald Trump. S’il se confirme que ce dernier n’entend plus se « faire balader » par le maître du Kremlin, tant mieux. Mais cela ne doit pas nous empêcher, nous les Européens, de nous réarmer moralement, économiquement et militairement.

En gardant en tête que ce ne sont pas nos terres dont veut s’emparer Poutine. Mais bien davantage nos valeurs et nos pratiques démocratiques ainsi que notre sens de l’état de droit qu’il veut éloigner le plus possible de ses frontières, y compris par la force.