A quoi mesure-t-on la sérénité d’un homme ? Il est bientôt 19 heures, et Sting arrive à Tenuta Il Palagio, la taverne qu’il a ouverte l’an passé avec son épouse, Trudie, en Toscane. Pendant près de six heures, le chanteur a pris le temps de répondre à nos questions, de nous faire visiter son domaine, de nous convier aux répétitions de sa comédie musicale, « The Last Ship ». Et jamais Gordon Sumner, de son vrai nom, ne s’est saisi d’un portable pour répondre à un appel. Aucun écran ne vient perturber son besoin de se concentrer sur sa musique, d’être attentif à ses hôtes. Le téléphone, il avoue ne pas beaucoup s’en servir. « Mais, en revanche, je réponds aux mails sur ma tablette. » Ici, au milieu de nulle part, dans ce mois d’août qui s’achève sous les orages, Sting vit comme un « Englishman in Tuscany », un M. Tout-le-Monde appréciant sa tranquillité et le calme de la campagne.

Cette taverne, « c’est un peu comme mon propre pub », sourit le musicien, également producteur d’huile d’olive et de vin, dont chaque cuvée porte le nom de l’une de ses chansons. Sting accepte d’être approché par les fans pour une photo, un autographe. Il contente les clients qui le laissent ensuite à sa quiétude. Gentlemen’s agreement. « Parfois, je sors ma guitare », reprend l’Anglais, dégustant une bière après un long après-midi de travail. « Mais ce soir, ce sera un ou deux verres de vin, pas plus. Je pars aux États-Unis dans une semaine, je veux qu’on avance sur “The Last Ship” d’ici là. »

Lors d’une répétition avec l’équipe de sa comédie musicale, dans son studio d’enregistrement, chez lui.

Lors d’une répétition avec l’équipe de sa comédie musicale, dans son studio d’enregistrement, chez lui.

Paris Match
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© Vincent Capman

Cette comédie musicale est un projet qu’il porte depuis 1988. Cette année-là, Sting perd ses parents à quelques mois d’intervalle. « Mon père avait 60 ans, ma mère 58. Au même moment, le chantier naval de Newcastle, devant lequel j’avais grandi, fermait ses portes. Tout un pan de ma vie s’effondrait. Mais, plutôt que de pleurnicher sur mon sort, j’ai écrit des chansons… que peu de gens ont comprises à l’époque. » L’album « The Soul Cages », tout de même vendu à plus de 4 millions d’exemplaires en 1991 (« mon plus mauvais score », précise-t-il), porte en lui le deuil, l’abandon et la désillusion. « Le dernier navire construit m’a semblé être le symbole parfait de ce que je vivais. Même si je ne l’ai compris qu’après. » Vingt-deux ans plus tard, exactement, quand un producteur américain propose au bassiste de monter une comédie musicale à Broadway. « Je suis reparti des chansons de “The Soul Cages”, et c’est devenu “The Last Ship”. »

« Je paye ma dette. À mes parents, à la ville où je suis né, à mon enfance »

À l’origine, Sting ne joue pas dans la pièce. « Quand on m’a expliqué que ma présence sur scène permettrait d’attirer plus de monde, j’ai repris l’un des quatre rôles principaux. À partir de là, les ventes ont décollé. Lorsque j’ai dû raccrocher parce que je partais en tournée, la production a mis la clé sous la porte. Mais je ne suis pas du genre à abandonner un projet quand il me tient autant à cœur. C’est pour ça que je continue de le jouer et de le défendre. »

Quel intérêt pour la rock star de s’infliger critiques mitigées et incompréhension du public, lui qui attire en moyenne 20 000 personnes par soir quand il chante ses tubes ? « Je paye ma dette, dit Sting. À mes parents, à la ville où je suis né, à mon enfance. Très jeune, je voulais fuir cet endroit, ne surtout pas avoir la même existence que mes parents. Mon père, ingénieur, souhaitait que je possède moi aussi une culture “technique”. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour l’éviter, j’ai travaillé à l’école, j’ai obtenu des diplômes, je suis devenu enseignant, j’ai appris la musique. Et je suis parti à Londres pour monter un groupe. Mais, rétrospectivement, grandir à Newcastle, ce n’était pas rien ! Je crois même que c’était la meilleure nourriture possible pour l’artiste en herbe que j’étais. »

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Dans la cour de sa propriété, pour le « tea time », un rituel incontournable pour le chanteur britannique.

Dans la cour de sa propriété, pour le « tea time », un rituel incontournable pour le chanteur britannique.

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© Vincent Capman

Sting trouvera son salut dans l’énergie du punk : « Insistez bien sur l’énergie, parce que, musicalement, c’était sans grand intérêt pour moi, qui venais du jazz. Mais l’esprit de l’époque me plaisait, ça tranchait avec tous ces groupes “corporate” qui ne m’intéressaient pas, comme Genesis ou Pink Floyd. Les gens de ma génération voulaient rompre avec le monde d’avant. »

« Je n’ai jamais oublié que je venais de la classe ouvrière »

Dès 1978, Ernest et Audrey Sumner assistent à la transformation de leur rejeton, qui fut livreur de lait à Wallsend, en phénomène rock. L’avènement de The Police, puis la carrière solo du citoyen ­britannique ont marqué des générations entières de fans de rock. Sting devient une star mondiale, un artiste engagé, présent au Live Aid, en 1985, luttant aux côtés de Raoni pour la sauvegarde de l’Amazonie ou participant à la tournée d’Amnesty International de 1988. « Cet état d’esprit a disparu dans le show-business actuel, se désole l’intéressé. J’ai été élevé avec l’idée qu’il fallait s’impliquer dans la société. Je crois que si l’on a une voix qui porte, il faut l’utiliser. Donc je le fais encore quand c’est nécessaire. »

Sting fut celui qui chanta à l’occasion de la réouverture du Bataclan, en 2016, celui qui, en 2022, commençait ses concerts par « Russians » pour dénoncer la guerre en Ukraine. « Ça peut vous faire sourire que je parle de tout cela, ici, dans mon domaine de Toscane. Mais je n’ai jamais oublié que je venais de la classe ouvrière. Et j’en fais encore partie. Ma position me permet même, il me semble, d’avoir le recul nécessaire sur les injustices de notre société. Les riches sont de plus en plus riches, les pauvres de plus en plus pauvres. Il faut aller vers un équilibre des richesses. »

Au volant de sa Jeep datant de la Seconde Guerre mondiale, récupérée sur une plage de Grèce en 1943.

Au volant de sa Jeep datant de la Seconde Guerre mondiale, récupérée sur une plage de Grèce en 1943.

Paris Match
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© Vincent Capman

Autour de lui, fontaines anciennes, jardins sculptés au cordeau, personnel de maison viennent contredire un discours bien-pensant. « Je comprends qu’on puisse me faire des reproches. Mais je n’ai pas hérité de cette maison, tout ce que vous voyez ici, j’ai travaillé très dur pour l’obtenir, il n’y a pas de honte à ça. Si mon père avait été duc, ce n’aurait pas été la même histoire. »

À 74 ans, Sting travaille encore énormément : en juillet, il clôturait une énième tournée estivale européenne. En septembre, il chantait au Japon avec son trio rock. Il est de retour en Europe dès le 9 octobre, se produira aux États-Unis en novembre. Et passera cinq mois avec « The Last Ship », de janvier à mai 2026, à Amsterdam, Paris puis Brisbane. Le tout sans voir son épouse, elle-même actuellement en plein tournage d’un film, à Londres.

Avec sa femme, Trudie, lors du mariage de sa fille Fuchsia Kate Sumner, à Noto, en Sicile, le 14 juillet.

Avec sa femme, Trudie, lors du mariage de sa fille Fuchsia Kate Sumner, à Noto, en Sicile, le 14 juillet.

Backgrid UK/ Bestimage
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© Backgrid UK/ Bestimage

« Avec Trudie, c’est notre manière de fonctionner. C’est très stimulant pour un couple d’avoir deux carrières séparées. Et cela rend nos retrouvailles encore plus électriques. » Normalement, Sting passe chaque été en Toscane avec ses six enfants. Mais, cette année, ils n’ont pas réussi à être tous réunis. « Je leur dis souvent : “Vous m’avez choisi comme père.” Je crois assez à cette théorie, même si, pour eux, cela n’a pas été simple tous les jours. Je n’ai cessé de les encourager dans les arts, de leur expliquer que le succès n’était pas déterminant, que l’important c’était de faire. Bon, ils m’ont tous répondu que c’était un peu facile de leur dire ça, vu ma carrière… Je reste convaincu que, ce qui compte, c’est l’œuvre. Je ne crache pas pour autant sur l’argent. C’est même ce qui me pousse à toujours travailler autant. »

« Les instigateurs devraient être incarcérés à la Tour de Londres ! »

Car, Sting a des factures à payer, des impôts à régler, des employés à rémunérer. « Je ne peux pas me permettre de prendre ma retraite, il y a trop de gens qui dépendent de moi financièrement, dit-il sans ironie. Je suis fier d’être devenu un patriarche, de pouvoir envoyer mes petits-enfants dans de bonnes écoles grâce aux chansons que j’écris, aux concerts que je donne. » Depuis le début de l’année, Stewart Copeland et Andy Summers, ses anciens complices de The Police, lui réclament des royalties pour « Everybreath You Take », le plus gros hit du groupe. « No comment », dit l’auteur du titre sorti en 1983, qui s’est étonné de la temporalité de l’accusation, quarante-deux ans après l’avoir enregistré. D’autant que de multiples rééditions de l’album « Synchronicity » ont été publiées – la dernière en juillet 2024. Alors les avocats du chanteur, comme de la partie adverse, négocient un accord en vue d’une sortie par le haut, et le tube est bien toujours au programme de chaque concert de l’Anglais.

Après sa parenthèse italienne, il a repris la route. La superstar chante avec son trio cette semaine à Paris et à Montpellier.

Après sa parenthèse italienne, il a repris la route. La superstar chante avec son trio cette semaine à Paris et à Montpellier.

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A-t-il d’ailleurs encore l’âme britannique ? « Ça n’a plus beaucoup de sens pour moi, estime celui qui réside régulièrement à New York depuis près de quarante ans. Depuis le Brexit, je me sens bien plus européen, je suis de toute façon très rarement longtemps dans une même ville. Mais je suis de plus en plus inquiet pour les États-Unis, qui deviennent un État policier, proche du fascisme. Jamais je n’aurais imaginé une telle situation en Amérique. » Il se montre tout aussi critique envers le gouvernement de Keir Starmer, qui aurait dû « avoir le courage de revenir sur le Brexit » : « Il avait un mandat clair pour cela, me semble-t-il. C’est une absolue nécessité de faire marche arrière, d’au moins réintégrer l’union douanière. Le Brexit nous appauvrit dans tous les secteurs. Ceux qui en sont les instigateurs devraient être incarcérés à la Tour de Londres ! »

« Une chanson ne changera pas la vie des gens, et je ne suis rien d’autre qu’un chanteur »

Que penseraient ses parents de ses quarante dernières années s’ils revenaient d’entre les morts ? « Je crois qu’ils seraient heureux pour moi. Et fiers aussi. » On lui fait remarquer que, si son père est au centre de certaines de ses chansons, jamais sa mère n’y apparaît. « Mais elle est partout, elle irradie chaque projet ! Elle m’a eu très jeune, elle se faisait siffler dans la rue tellement elle était belle… Elle jouait du piano aussi, c’est elle qui a compris mon désir de faire de la musique. Elle a toujours eu de belles ambitions pour moi. Dans “The Last Ship”, ce sont les femmes qui s’interposent dans le conflit qui oppose le gouvernement et les syndicats. Mais dans mon esprit, c’est bien évidemment ma mère. » Pourtant, la prochaine traversée inquiète Sting. « Que peut-on faire contre l’accélération du monde ? Contre l’avancée de l’intelligence artificielle ? Une chanson ne changera pas la vie des gens, et je ne suis rien d’autre qu’un chanteur. Mais j’aimerais laisser un monde meilleur à mes petits-enfants. Et, même si j’ai l’impression que tout va à l’inverse de ma volonté, je ne suis pas encore prêt à baisser les bras. » Bien au contraire.

«The Last Ship expanded edition» (Universal), sortie le 5 décembre.

«The Last Ship expanded edition» (Universal), sortie le 5 décembre.

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