Par

Hervine Mahaud

Publié le

9 oct. 2025 à 18h46

C’est désormais officiel : la Grand’Place de Lille sera entièrement piétonne à partir du 12 janvier 2026. Un tournant majeur pour le cœur historique de la capitale des Flandres, qui vise à rendre le centre plus apaisé et plus agréable aux piétons. Mais du côté des professionnels du commerce, le scepticisme domine. Si tous s’accordent à dire que la mesure, décidée après une large concertation, est « dans l’air du temps », certains alertent sur un risque majeur : rendre Lille encore plus difficile d’accès. Ils redoutent par conséquent que cette décision ne fragilise davantage le commerce de centre-ville, déjà en tension.

« C’est le sens de l’histoire » : les hôteliers comprennent, les restaurateurs redoutent

Du côté des hôteliers, la mesure ne suscite pas d’opposition. Emmanuel Thebaux, président de l’Umih Lille Métropole (Union des métiers de l’hôtellerie et de la restauration), n’est « ni enthousiaste ni contrarié » : « C’est le sens de l’histoire, on le voyait venir », reconnaît-il. 

À la tête de plusieurs établissements (le Grand Hôtel rue Faidherbe et le Kanaï rue de Béthune), il ne s’attend pas à un grand bouleversement pour son secteur. « Nos clients sont majoritairement des touristes ou des professionnels en déplacement, qui viennent en train ou en transports en commun. Pour eux, ce sera même plus sympa : une ville plus calme et moins polluée. »

Mais il prévient : les restaurateurs, eux, n’ont pas la même lecture. « Vu les pertes de chiffre d’affaires actuelles, certains vont fermer. » Aujourd’hui déjà, « c’est compliqué de venir à Lille, de se garer, de payer le stationnement le midi qui augmente l’addition. Les clients viennent moins le midi . »

« Le vrai problème, c’est d’accéder au centre », estime un professionnel de l’immobilier

Même constat du côté des professionnels de l’immobilier commercial. Pour Thibaut Erb, agent chez Steward Immobilier, l’enjeu n’est pas la piétonnisation en soi, mais la complexité d’accès au centre-ville. « Une fois qu’on a réussi à se garer, faire son shopping à Lille, c’est génial. Mais aujourd’hui, venir à Lille, c’est un vrai casse-tête », résume-t-il.

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Les changements de circulation opérés ces dernières années ont, selon lui, découragé une partie de la clientèle venue de la métropole. « Avant, on pouvait emprunter le boulevard Carnot, passer par la Grand’Place et rejoindre la rue Nationale. Maintenant, il faut passer par l’Esplanade ou la mairie, c’est interminable. En plus, ils ont supprimé plein de places de stationnement sans créer de vraies alternatives. »

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Le professionnel plaide pour la création de parkings silos ou relais, plus simples d’accès.

« Les gens veulent pouvoir accéder facilement au centre. Le parking de l’avenue du Peuple belge est encore le plus pratique pour ceux qui viennent du nord de la métropole, mais si la circulation change à cet endroit, ce sera pire. »

S’il reconnaît le confort d’une Grand’Place sans voitures — « C’est agréable de ne pas avoir à se soucier du trafic le samedi en faisant ses courses » —, il estime que la Ville n’a pas suffisamment anticipé les besoins d’accès.

« Le commerce ne peut pas jouer les bêta-testeurs »

C’est surtout le monde du commerce qui exprime les plus fortes inquiétudes. Romuald Catoire, président de la Fédération lilloise du commerce et gérant de la boutique Camara, rue de la Monnaie, regrette une décision précipitée.

« Ce n’est pas parce que d’autres villes ont piétonnisé que c’est forcément une réussite. La piétonnisation totale n’était qu’une question de temps, mais je doute que ce soit le bon moment. »

Selon lui, les commerçants n’ont ni la trésorerie ni la stabilité pour tester de nouvelles mesures.

« Le monde du commerce ne peut pas jouer les bêta-testeurs. On ne parle plus du Covid, mais on en subit encore les effets : beaucoup de commerçants remboursent encore leur prêt garanti par l’État. On est dans une situation fragile. Ce n’est pas le bon moment pour expérimenter. »

Il aurait préféré conserver le modèle actuel, avec une piétonnisation uniquement le samedi :

« Ça fonctionnait très bien. Le samedi, il y a du monde, une vraie affluence, et c’était maîtrisé. Mais piétonniser un jeudi à 15h, en plein mois de février, je doute que ce soit attractif. »

Romuald Catoire regrette également le manque de concertation : « Nous n’avons pas été consultés. On aurait aimé pouvoir défendre un troisième scénario : ne rien changer pour le moment. Les enjeux économiques sont trop lourds pour improviser. » Selon lui, certains des commerçants de sa fédération voient en cette décision « un coup de poignard dans le dos« .

Une ville « qui devient inaccessible » et qui perd son attractivité

Le président de la Fédération lilloise du commerce redoute, qu’à terme, Lille perde en attractivité. « Ce n’est pas la voiture qui fait vivre Lille, mais nos commerces ne peuvent pas se contenter des seuls Lillois et touristes », explique Romuald Catoire. « Notre zone de chalandise dépasse largement la ville. Si les clients du reste de la métropole ne peuvent plus venir, ils iront ailleurs. »

Le commerçant pointe aussi les autres difficultés structurelles : loyers exorbitants, baisse du pouvoir d’achat, crise sans précédent dans le prêt-à-porter, hausse des matières premières… « Le commerce est un baromètre de la société. Quand le moral est en berne, les ventes chutent. On ne peut pas se permettre un nouveau coup de massue. »

Pour lui, l’attractivité d’une ville repose sur trois piliers. « Tourisme, culture et commerce, c’est une chaise à trois pieds. Et si on retire l’un des trois, plus rien ne va. »

Une inquiétude tempérée par la volonté de dialogue

Tous les professionnels saluent toutefois le report à janvier 2026, plutôt qu’au moment des fêtes de fin d’année comme le souhaitait le maire, preuve selon eux que la Ville « a entendu » les inquiétudes. « Le maire a écouté et accepté de repousser la date, c’est déjà une bonne chose », souligne Romuald Catoire. « À nous maintenant de travailler ensemble pour faire connaître les solutions de stationnement. Beaucoup de parkings sont sous-utilisés parce que mal connus : par exemple, les forfaits soirée à 2,50 € sont avantageux, mais peu de clients le savent. »

Les professionnels se disent prêts à participer à cette pédagogie collective. Pour le président de l’Umih, la clé, c’est d’avoir une communication ludique : « Il faut une signalétique claire et moderne, dès l’entrée de la ville, voire sur autoroute, pour indiquer les parkings disponibles. Regardez à Amsterdam : tout est bien indiqué et ça fonctionne. Ici, on manque de pédagogie. Il faut une vraie campagne d’information, dès maintenant, car janvier, c’est demain ! »

Entre la volonté municipale d’apaiser le centre-ville et la crainte d’une asphyxie économique, la piétonnisation de la Grand’Place cristallise un débat bien plus large : celui de l’avenir du centre-ville lillois, partagé entre modernité et accessibilité.

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