L’heure des choix. Nommer un nouveau Premier ministre, dissoudre l’Assemblée nationale ou démissionner. Voilà, en substance, les trois options qui s’offrent à Emmanuel Macron alors que Sébastien Lecornu a décidé de quitter Matignon, et que les appels à une élection présidentielle anticipée se font de plus en plus pressants. « Mais prenez garde à ce que vous demandez ! » prévient John Keiger, ancien directeur de recherche du département de politique et d’études internationales de Cambridge, et fin connaisseur de la France : « la campagne serait rapide et courte et ne laisserait probablement pas suffisamment de temps au pays pour débattre de questions importantes ». De fait, pointe-t-il, il est « peu probable que l’ancien front républicain fonctionne aussi efficacement cette fois-ci pour tenir à distance le candidat du RN ». Anatomie d’une crise qui, selon le chercheur britannique, peut encore éviter de se muer en crise de régime… Entretien.
L’Express : Depuis la démission de Sébastien Lecornu, la France continue de s’enfoncer dans la crise… Que vous inspire cette situation ?
John Keiger : La démission de Sébastien Lecornu est l’aboutissement d’une longue série de crises politiques qui ont secoué la France depuis la dissolution décidée par Emmanuel Macron. Cela a donné lieu à une assemblée triangulaire où aucun parti ne dispose d’une majorité claire. Mais l’obstination du président à vouloir ensuite construire une majorité à son image en choisissant des Premiers ministres issus uniquement de ses groupes centristes a conduit à trois échecs successifs, avec des mandats de plus en plus courts. Einstein définissait la folie comme le fait de répéter sans cesse la même expérience ratée dans l’espoir d’obtenir un résultat différent.
La France a désormais atteint le point humiliant où Sébastien Lecornu a passé 27 jours à former un gouvernement qui n’a tenu que 14 heures. Il s’agit du gouvernement le plus court non seulement de la Ve République, mais aussi de la IVe et de la IIIe République. Or, ces deux dernières Républiques étaient réputées pour leur instabilité, la première ayant des gouvernements qui ne duraient en moyenne que neuf mois et la seconde seulement six mois. La crise politique est donc bien réelle. La question de savoir si elle va se transformer en une crise de régime à part entière pourrait bientôt trouver son dénouement.
La Ve République touche-t-elle à sa fin ?
Gouverner la France n’est pas chose facile ; même de Gaulle s’interrogeait : « Comment gouverner un pays qui compte 360 fromages ? ». Mais la « monarchie républicaine » qu’est la Ve République a rendu la gouvernance du peuple français plus ordonnée. Le système a même réussi à bien fonctionner lorsque les présidents de la République étaient d’une couleur politique différente de celle du parlement grâce au système de cohabitation.
Ce qui a porté un coup sérieux à la Constitution, c’est la décision de réduire le mandat présidentiel à cinq ans, le faisant coïncider avec les législatives. Cela a affaibli le pouvoir du chef de l’Etat, pierre angulaire du système, ce qui a à son tour affaibli la stabilité de l’ensemble du système politique.
Au-delà des institutions, la crise à laquelle la France est aujourd’hui confrontée tient-elle aussi, selon vous, à l’évolution de sa culture politique ?
Cette situation est due à la fois à l’évolution du mandat du président et à une culture politique en mutation. Les auteurs de la Constitution, Charles de Gaulle et Michel Debré, admiraient à contrecœur la stabilité politique britannique assurée par le système bipartite, caractérisé par l’alternance entre les deux principaux partis, l’un représentant généralement la stabilité et l’autre un changement modéré. La Ve République a tenté de créer artificiellement un système bipartite français. L’un des moyens utilisés a été le recours au scrutin majoritaire à deux tours pour les élections législatives et présidentielles, dont l’objectif était de contraindre les partis français à s’allier au second tour pour avoir une chance de gagner. Cela a conduit à la formation de blocs beaucoup plus importants et cohérents, presque de nature bipartite, entre la gauche et la droite.
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Même si ce système était déjà en train de s’affaiblir, Emmanuel Macron lui a porté un coup sérieux en 2017 en arrivant au pouvoir avec un nouveau parti qui se situait en dehors du système bipartite et dont l’objectif était de briser les blocs traditionnels de gauche et de droite. Il y est parvenu, en puisant dans la gauche et la droite modérées pour construire un bloc centriste, mais sans racines. Le résultat a renforcé les éléments les plus radicaux de la gauche et de la droite et déstabilisé la politique française. Le bloc centriste d’Emmanuel Macron a vidé le système politique de sa substance et, avec lui, la culture politique. Nous voyons maintenant qu’il est construit sur du sable. Et la perte de pouvoir effectif d’Emmanuel Macron en est le reflet. Il occupe désormais un vide au centre du système, un trou noir macroniste.
Comment expliquez-vous le lâchage d’Emmanuel Macron par ses troupes ?
L’ancien bloc du centre est en train de se dissoudre, et ce depuis 2024. Ses composantes s’accrochent à leurs programmes individuels et délaissent les politiques collectives. Ce changement est favorisé par la perspective de la présidentielle de 2027, pour lesquelles plusieurs candidats centristes sont en lice. Ils ne veulent pas être associés à Macron ni se voir reprocher par les futurs électeurs d’avoir soutenu la faction de Macron. Ils veulent donc que seuls leurs propres programmes soient appliqués, rien de moins. Le compromis est devenu un mot tabou.
Les appels à la démission du président se multiplient… Le scénario d’une présidentielle anticipée vous semble-t-il probable ?
Prenez garde à ce que vous demandez ! La Constitution française est très précise en matière de déclenchement d’une présidentielle anticipée : la campagne serait rapide et courte et ne laisserait probablement pas suffisamment de temps au pays pour débattre de questions importantes telles que l’immigration, la dette, etc. Pire encore, si l’Assemblée nationale avait été dissoute au préalable, le nouveau président devrait composer avec celle-ci pendant une année entière, comme le prévoit la Constitution. L’impasse se poursuivrait donc.
Dans un tel cas de figure, quel parti serait, à vos yeux, avantagé ?
Tous les sondages indiquent une victoire du RN en cas d’élections législatives. Le RN serait le premier parti, mais probablement avec une majorité simple, ce qui signifierait qu’il devrait conclure des accords avec Les Républicains pour faire passer ses lois. Cela semble plus plausible que par le passé pour deux raisons : d’abord, Nicolas Sarkozy – dont la voix porte encore beaucoup à droite – a déclaré dans une interview au Figaro qu’il considérait le RN comme faisant partie de l’Arc républicain, ce qui revient à considérer qu’il est possible de conclure des accords avec lui. Ensuite, en raison de la perspective que des éléments plus à droite des LR se rallient au RN. Jordan Bardella a récemment appelé les Républicains à soutenir un gouvernement RN dans le cadre d’une sorte d’union de la droite. Si une présidentielle anticipée avait lieu, il en irait de même ; ce serait probablement une victoire pour Marine Le Pen ou Jordan Bardella. Il est peu vraisemblable que l’ancien front républicain fonctionne aussi efficacement cette fois-ci pour tenir à distance le candidat du RN.
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Certains observateurs craignent que la crise politique française n’ouvre la voie à d’autres crises ailleurs en Europe, notamment en Grande-Bretagne…
Pour l’instant, la situation politique en Grande-Bretagne n’en est pas au même stade qu’en France. Le gouvernement travailliste dispose d’une majorité écrasante et a encore quatre ans à devant lui. Le système est donc potentiellement stable. Contrairement à la France, le système n’est en aucun cas paralysé. Cependant, après seulement un an au pouvoir, le Parti travailliste est extrêmement impopulaire, plus que tout autre parti à un stade similaire. De plus, comme en France, il existe un mécontentement de l’opinion à l’égard de tous les partis politiques sur deux grandes questions : l’immigration et l’augmentation de la dette publique. Les conservateurs et maintenant les travaillistes n’ont pas réussi à résoudre ces deux problèmes. Cela a donné un nouveau souffle au nouveau parti d’extrême droite Reform UK, qui a le vent en poupe dans les sondages, comme le RN, avec plus de 30 % des voix. Il est donc possible que l’ancien système bipartite britannique traditionnel s’effondre ou que le Parti conservateur soit absorbé par Reform. Dans l’ensemble, la politique britannique, comme en France, pourrait s’européaniser, les gouvernements de coalition devenant la norme.
« Il n’y a pas de fatalité au chaos, il n’y a pas de fatalité à la dissolution, il n’y a pas de fatalité à ce qu’on se retrouve empêtrés dans une situation où il n’y a pas de budget », a fait valoir Gabriel Attal. « Il y a des solutions possibles. Tout n’a pas été essayé depuis un an », a-t-il aussi insisté. Le rejoignez-vous ?
Attal a raison, tout n’a pas été essayé. Il n’est pas inévitable que la crise politique française devienne une crise de régime. En tant qu’observateur extérieur, je me serais attendu à ce que le président de la République ait au moins essayé un Premier ministre de gauche et, si cela échouait, du RN, par souci d’équité démocratique envers leurs millions d’électeurs, qui sont effectivement privés d’action démocratique. Le refus d’Emmanuel Macron de respecter l’équité démocratique a porté un coup dur à l’image que le peuple français se fait de la démocratie, des politiciens en général et de l’ensemble du système politique. Cela risque d’avoir des conséquences négatives à long terme pour la démocratie française.
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