Le parcours d’homme d’image de Luc Delahaye est déroutant et rare. Dans les années 1990, il parcourt le monde, dans les zones de guerre et de désastres. Il est à cette époque l’un des plus grands photoreporteurs de la prestigieuse agence Magnum. En 2000, il quitte l’agence et son travail disparaît des pages de la presse.
Depuis, ses photographies ont rejoint les cimaises des galeries et des musées d’art contemporain. Cette rétrospective, Le bruit du monde, sur sa seconde carrière, est présentée du 10 octobre au 4 janvier au musée du Jeu de Paume. En 50 œuvres, ce sont les vingt-cinq dernières années de la photographie de Luc Delahaye qui sont exposées. Décryptage de ce virage de l’information à l’art contemporain en trois images.
1Retour au Rwanda, dans le silence d’une image
Il est difficile de savoir ce qui a éloigné Luc Delahaye des pages des magazines et du photojournalisme. L’artiste est un taiseux et son expression préférée semble être « n’en restons pas à l’anecdote ». Dans l’entretien avec Bernard Marcadet du catalogue raisonné, le photographe avoue que « partir, sans même l’intention de témoigner, exporter ainsi son propre sentiment d’irréalité vers des lieux de malheur, ressemblait sans doute à la fantaisie d’un enfant de l’Occident ».
En 2005, lors de la présentation de ses œuvres à la Maison Rouge, il dévoilait au journal Le Monde vouloir rechercher, en faisant des photos, « un état particulier, la vitesse silencieuse. Cela se ressent peut-être dans les images, dans une opposition au désordre bruyant de l’événement ». Ceci explique sûrement son éloignement du monde de l’information qui se nourrit de ce bruit du monde.
Photographie de Luc Delahaye « Musenyi », au Rwanda, en 2004. (LUC DELAHAYE / GALERIE NATHALIE OBADIA)
Quentin Bajac, directeur du Jeu de Paume et commissaire de l’exposition, éclaire pour franceinfo Culture cette distance entre Delahaye et le monde de la presse : « C’est quelqu’un qui ne croit pas du tout que par une photographie, on va permettre aux visiteurs spectateurs de se retrouver plongés dans l’action, ce qui était d’une certaine manière le credo à un moment du reportage classique, mais que lui-même a totalement déconstruit et mis à distance. »
L’image Musenyi, captée le 6 avril 2004 au Rwanda, est le révélateur de ce virage. La scène : une cérémonie de funérailles pour 90 victimes anonymes du génocide de 1994. L’image est frontale, en grand format et grand angle : les signatures de Delahaye. Une image presque silencieuse. Dix ans avant, Luc Delahaye, en avril 1994, débarque à Kigali et couvre ce tragique événement. « Dix ans plus tard, il était important pour moi d’y retourner et j’ai fait cette photographie qui représente une cérémonie de justice, traditionnelle, locale, il y a du calme, de la tranquillité dans cette image », dit-il. Des mots qui résonnent en souvenir du fracas qu’il avait capturé une décennie auparavant. L’exposition possède le sous-titre Le bruit du monde, preuve que le photographe continue de raconter ce monde vibrant et souvent dramatique. La photographie comme résilience.
2Le Sumud palestinien
Deuxième étape du voyage du photographe loin des rives du photojournalisme : la mise en scène. Entre 2015 et 2017, il sillonne la Palestine. Il veut raconter le Sumud. Le Sumud se traduirait de l’arabe par « fermeté, détermination et persévérance », soit une stratégie de résistance à l’occupation israélienne. Récolte et ses deux gamins accrochés aux branches d’olivier en est une poésie, une illustration.
Luc Delahaye raconte comment il a procédé pour photographier ces enfants jouant dans l’arbre. Il a convoqué Yasid et Aboud, deux gamins de la région de Naplouse. Il les a dirigés presque comme un metteur en scène. Il concède : « Il y avait de la joie dans ces moments. »
« Je touche à l’interdit du photographe du réel, ce rapport radical de la véracité est remis en cause », explique-t-il. Delahaye prend des libertés avec les règles d’or de la photographie.
Photographie de Luc Delahaye « Récolte », exposée au Jeu de Paume, 2025. (LUC DELAHAYE / GALERIE NATHALIE OBADIA)
Il ne veut pas transmettre de message dit-il souvent. Mais l’étrangeté de cette photographie, ces déséquilibres racontent la brutalité de la colonisation et l’enfance qui malgré tout vit et s’amuse. C’est la saison de la récolte des olives dans les territoires occupés et la violence règne. Le photographe a trouvé cette sensation en fabriquant son image.
Quentin Bajac rajoute : « Luc ne cherche pas forcément à faire une image belle comme il a parfois été dit, mais il cherche à faire une image juste, ce qui est différent et quand je dis juste, c’est une image qui soit à la fois conforme à son souvenir de l’instant, mais aussi qui ne cache rien des difficultés de la prise de vue ».
3Tout est faux, mais si juste
Dernière étape, mais sûrement pas ultime pour Delahaye, l’utilisation du montage et de l’ordinateur pour créer ses photographies. Ce sont des compositions assemblées patiemment avec la machine informatique pendant des mois, à partir de fragments d’images qu’il a lui-même capturées. Un Méliès, un savant fou de l’art numérique.
Dans Trading Floor, la salle des marchés du London Metal Exchange, ce « ring » comme l’appellent les financiers, les personnages ont été assemblés après avoir été photographiés entre novembre 2012 et janvier 2013. Cette scène n’a pas existé, mais la violence une fois encore de ces hommes décidant dans un pugilat presque physique du destin des matériaux et de ceux qui les extraient du sol est vraie.
« Trading Floor » de Luc Delahaye, exposé au Jeu de Paume, 2025. (LUC DELAHAYE)
Quentin Bajac nous explique qu' »on a enfermé la photographie dans cette nécessité de dire le réel de manière, je dirais, très documentaire. Comme, d’une certaine manière, on a enfermé le cinéma dans l’idée d’une usine à rêve, mais la photographie aussi peut se prêter à des mises en scène, la photographie aussi peut se prêter à des photomontages, à des recompositions et d’une certaine manière, c’est une des richesses de la photographie (…) cette malléabilité. » Et de conclure : « En photographe qu’il est, il cherche vraiment à exploiter toutes les possibilités offertes par son médium qu’il connaît très très bien. »
« Luc Delahaye. Le bruit du monde« , du 10 octobre 2025 au 4 janvier 2026, Jeu de Paume, 1 place de la Concorde, jardin des Tuileries, 75001 Paris