Après avoir été étrennée au Théâtre du Châtelet en janvier dernier, c’est dans le non moins superbe Opéra national de Nancy-Lorraine que cette production d’Orlando de G. F. Haendel – dans une mise en scène inventive de Jeanne Desoubeaux – est reprise, offrant une interprétation rafraîchissante et profondément émouvante de l’un des plus beaux chefs-d’œuvre du Caro Sassone.
Jeanne Desoubeaux a fait le pari audacieux de transposer l’action dans un musée, où des enfants visiteurs deviennent les témoins impuissants et fascinés de l’histoire qui se déroule sous leurs yeux. Ce choix scénographique s’est avéré d’une intelligence rare : les personnages des tableaux s’animent pour incarner les héros tiraillés entre désir et devoir, créant un va-et-vient constant entre la fiction et la réalité, entre le passé artistique et le présent des spectateurs. La présence des élèves du Conservatoire du Grand Nancy et de la Maîtrise citoyenne n’était pas anecdotique ; elle donnait une épaisseur nouvelle aux scènes, notamment les airs da capo, transformés en une narration vivante et dynamique qui évitait toute impression de répétition statique. Ce dispositif ingénieux permettait d’explorer avec finesse la folie amoureuse d’Orlando, en la confrontant à la perception innocente et cruelle de l’enfance, et en questionnant avec subtilité nos stéréotypes de genre modernes.
La magie de cette soirée a tenu en grande partie à la réunion d’une distribution de jeune génération, déjà remarquablement aboutie, où chaque artiste a non seulement incarné son personnage, mais en a offert une interprétation vocale profonde et personnelle, faisant sonner la musique de Haendel avec une fraîcheur et une intensité rares. Dans le rôle-titre, la mezzo israélienne Noa Beinart (Orlando) incarne le héros éponyme avec brio : ce paladin déchiré entre la raison et la passion folle est l’un des défis vocaux et dramatiques les plus redoutables du répertoire baroque. Noa Beinart l’a relevé avec une maestria confondante. Son mezzo-soprano, d’une puissance corsée aussi solide dans le grave que rayonnant dans les aigus, a tracé avec une clarté impeccable l’arc dramatique du personnage, de la vaillance guerrière à la dissolution psychique. Dans l’air « Fammi combattere », elle a déployé une agilité virtuose, les vocalises devenant les soubresauts d’une âme en perdition, tandis que dans les moments de tendresse égarée, son phrasé se faisait d’une sensibilité déchirante. On a pensé, par la noblesse de son engagement et l’audace de son interprétation, aux grands Orlando historiques, tant elle a su allier la technique impeccable à une profonde intelligence dramatique. En Reine de Cathay (Angelica), la jeune soprano Française Mélissa Petit a incarné une souveraine d’une autorité naturelle, portée par un soprano au timbre chaud et enveloppant, qui coulait de source comme le miel. Son air d’entrée, « Ritornava al suo bel viso », fut un moment de pure grâce, où la ligne de chant, d’un legato impeccable, exprimait toute la mélancolie amoureuse du personnage. Mais c’est dans les tourments de la jalousie et du remords que son art a culminé, notamment dans « Non potrà dirmi ingrata », où la pureté cristalline de ses aigus et l’émotion contenue dans sa mezza voce ont subjugué la salle. Elle a offert une Angelica pleine de nuances, loin de la princesse distante, mais une femme vibrante, dont les dilemmes entre devoir et amour résonnaient avec une justesse bouleversante.
Le rôle de Medoro, souvent perçu comme plus secondaire, a trouvé dans la quebécoise Rose Naggar-Tremblay une interprète de premier plan. Son mezzo-soprano au grain singulier et captivant a apporté une profondeur inattendue au prince amoureux. Chaque phrase était ciselée avec un sens du texte et une élégance du phrasé remarquables. Son air « Verdi allori » fut un sommet de poésie tranquille ; la voix, semblable à un velours sombre, semblait caresser chaque mot, peignant avec une tendresse retenue la sérénité de l’amour partagé. Elle a démontré avec brio que la force vocale ne réside pas seulement dans la puissance, mais dans la capacité à créer une intimité et une émotion qui enveloppent l’auditeur. La bergère Dorinda, souvent source de légèreté, est devenue sous l’interprétation de Michèle Bréant le cœur battant et fragile de l’histoire. Son soprano, d’une clarté et d’une fraîcheur juvéniles, a illuminé la scène. Son timbre, d’une pureté qui n’exclut pas le mordant, était parfaitement adapté pour exprimer la naïveté touchante et les chagrins d’amour du personnage. Dans l’air « Amor è qual vento », elle a magistralement passé de la colère piquante à la douleur sincère, avec des vocalises espiègles et une justesse d’intonation impeccable. Elle a rappelé, par son engagement scénique et vocal, que les rôles dits « secondaires » chez Haendel sont souvent les plus humains, et donc les plus attachants. Enfin, en Zoroastro, le mage qui guide la raison, la jeune basse Française Olivier Gourdy a offert une prestation d’une autorité vocale incontestable. Sa basse, d’un grave puissant et bien timbré qui faisait vibrer la salle, apportait la stabilité et la sagesse nécessaires au tumulte des passions des autres personnages. Son air « Sorge infausta una procella » fut un moment de bravoure magistral : la voix, tel un roc inébranlable, déployait une palette de couleurs sombres et lumineuses, avec un souffle long et un contrôle absolu de la dynamique. Il a incarné la voix de la destinée avec une présence et une noblesse qui imposent le respect, complétant ainsi par le haut une distribution déjà exceptionnelle.
Pour cette quatrième et dernière représentation, Korneel Bernolet a remplacé avec brio Christophe Rousset. Ce jeune chef, connu pour sa vision fraîche et directe de la musique, a insufflé une énergie communicative à l’Orchestre de l’Opéra national de Nancy-Lorraine. Sous sa baguette, l’orchestre lorrain a magnifiquement sonné dans ce répertoire baroque qui n’est pourtant pas son terrain de jeu habituel. La complicité entre le chef et la formation nancéienne a produit un résultat d’une grande clarté et d’une élégance rythmique remarquable, servant avec finesse et expressivité la partition incandescente de Haendel.
Cette soirée a confirmé que l’opéra baroque, entre des mains aussi talentueuses et audacieuses, garde intact son pouvoir de nous bouleverser et de nous questionner !
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CRITIQUE, opéra. NANCY, Opéra national de Nancy-Lorraine, le 9 octobre 2025. HAENDEL : Orlando. N. Beinart, M. Petit, R. Naggar-Tremblay, O. Gourdy, M. Bréant… Jeanne Desoubeaux / Kernoel Bernolet. Crédit photographique © Jean-Louis Fernandez