À l’origine, ce devait être une simple balade du dimanche pour Emmanuel et sa famille. Certes, la destination était un peu étrange : l’ancien Zooloisirs de Québriac (35), fermé depuis des années et dont les cages vides rouillent en silence dans l’herbe folle. Une propriété privée, bardée de pancartes avertissant d’un « danger » quiconque entrerait sans autorisation.

Mais ce vieux zoo situé près de Combourg est aussi prisé des pratiquants de l’urbex, cette discipline qui consiste à visiter clandestinement des endroits délaissés. La plupart du temps, les curieux font quelques photos de ruines et ressortent en n’emportant qu’un peu de poussière et le frisson de l’interdit.

Lâcher de chiens

Emmanuel, la quarantaine tranquille, pensait le zoo définitivement abandonné, et c’est pour ça qu’il avait emmené son fils de 13 ans et son cousin avec lui ce 6 février 2022. Mais rien ne s’est passé comme prévu. Quand ils pénètrent sur l’immense terrain par un trou du grillage, ils croisent un homme de 20 ans qui les interpelle amicalement. « Vous faites de l’urbex ? », demande l’inconnu aux cheveux courts et au pantalon de treillis. Emmanuel croit tomber sur un autre « urbexeur ». Mais le nouveau venu change de physionomie. Il brandit un pistolet et crie : « Police ! Mettez-vous au sol ! ».

En réalité, il ne s’agit pas d’un policier, mais du fils du gardien. Le voilà d’ailleurs rejoint par son père, un gaillard au physique carré. Lui aussi est armé et tire en direction du petit groupe. Dans la confusion, Emmanuel est mis à terre, une arme sur la tempe. Des pieds écrasent son dos, le tout sous les yeux de son ado de 13 ans.

La famille, fouillée et rudoyée, subit un simulacre d’interrogatoire. Les deux hommes les menacent de porter plainte s’ils ne postent pas un message sur une page Facebook d’urbex pour dissuader d’autres visiteurs potentiels.

Une dizaine de victimes

Ce jeudi 9 octobre, à la Cité judiciaire de Rennes, ils sont une dizaine de victimes à se succéder, racontant les mêmes brimades, subies à des dates différentes alors qu’elles visitaient le zoo en friche. Leur profil contraste avec l’image qu’on peut se faire des urbexeurs. Sur le banc se serrent des quadras rasés de frais, plutôt du genre à chercher des champignons que des problèmes. Ils sont parfois accompagnés de leurs enfants, eux aussi victimes et pour certains mineurs au moment des faits.

Comme ces deux sœurs, dont l’une fond en larmes à la barre quand elle dit avoir été surprise par les occupants de l’ex zoo qui ont lâché sur elle une demi-douzaine de malinois – les locataires géraient un élevage sur place. Sa cadette prend le relais. Dans sa déposition à la gendarmerie, elle a décrit les tirs en ces mots : « J’ai cru que j’allais mourir. Quand le coup de feu a été tiré, j’ai tout de suite pensé à ma sœur et à mon père ». Les jeunes femmes se sont vues prescrire une psychothérapie.

Dans son numéro de mars 2022, le Mensuel de Rennes avait relaté la fin chaotique du « zoo de l’enfer », frappé d’interdiction par les services vétérinaires, puis placé en liquidation judiciaire, ses bêtes abandonnées ou évacuées à la hâte. Le lieu avait été longtemps squatté avant d’être occupé (légalement) par l’élevage de chiens.

Élève policier

Des deux accusés, un seul est présent dans la salle : le père, 55 ans, polo rose et doudoune bleue. Il parle peu, brièvement, et conteste tous les faits reprochés.

Les arrestations musclées ? « Je n’ai pas fait ça. » Il ne faisait qu’appliquer, dit-il, les consignes du propriétaire du terrain : « Aller chercher les intrus et appeler les gendarmes. Je ne vais pas me battre contre eux, je suis tout seul ! » Quand il se rassied, les épaules lourdes, il garde la main nerveusement plaquée contre son bouc poivre et sel. Placé face aux parties civiles, il passe l’audience à fixer le sol.

L’homme n’a qu’une seule mention à son casier, une conduite sans permis en 2014. Il a été embauché en 2021 pour surveiller le site, quelques heures les samedis. Le reste du temps, cet ancien employé de mairie vit d’une allocation aux adultes handicapés.

« Make America great again »

Le fils du gardien est le grand absent de ce procès. Son père jure : le petit ne l’a jamais secondé quand il surprenait les visiteurs impromptus, repérés grâce aux caméras de surveillance qu’il cachait dans les arbres. S’il ne s’est pas présenté, c’est qu’il avait des examens à passer le jour même. Le jeune homme, 24 ans aujourd’hui, est en effet… Élève policier, après une tentative infructueuse dans une école de gendarmerie et une formation d’agent de sécurité. Les juges prennent froidement le mot d’excuse. « Il ne voulait pas expliquer à son école qu’il était convoqué au tribunal correctionnel ? »

Une perquisition à l’ancien zoo a permis aux gendarmes de trouver des armes, dont une carabine 22 long rifle et un Browning 9 mm qui n’a pas été déclaré. « C’était pour entraîner les chiens. Pendant 100 % des intrusions, je venais les mains dans les poches. » Le père partage sa passion des armes à feu avec son fils, qui pose sur les réseaux sociaux coiffé d’un chapeau de cow-boy et affiche la devise de Donald Trump : « Make America Great Again ».

« On n’a pas assez d’éléments ! »

En retranchant son fils de l’équation, le prévenu sait qu’il contredit l’intégralité des témoignages portés contre eux. Une des magistrates fait mine de s’interroger : « C’est très curieux, pourquoi les victimes inventeraient cela ? » « J’ai pas d’explication. » Les blessures constatées ? « Quand on saute un portail de 2 m avec des ronces en dessous, ça se passe pas bien… » L’homme ne semble pas comprendre pour quelle raison c’est lui qui est sur le banc des accusés. « Tous ces gens sont en faute ! »

Aucune des parties civiles ne le conteste : elles n’avaient pas à pénétrer dans un terrain privé, quand bien même elles n’ont rien dégradé. Mais, note la juge, « ça n’autorise pas à commettre les faits qu’on vous reproche. Vous n’êtes pas policier, et votre fils pas encore ! »

L’avocat de la défense, Me Malo Terrien, cherche des incohérences dans les discours et pointe le manque de preuves. « On ne peut pas exclure, sans parler de complot, que ces personnes ont eu connaissance des témoignages des autres sur les réseaux sociaux. Qui dit vrai ? Qui dit faux ? On n’a pas assez d’éléments ! »

Prison avec sursis

Brandissant des photos de panneaux d’interdiction d’entrer, il ajoute : « Les faits reprochés à Monsieur ont pour genèse un comportement réprimé par la loi pénale. Les urbexeurs ont le goût du risque, ils recherchent un sentiment de peur, ils ne peuvent pas être surpris par ce genre de choses. »

Le tribunal condamne les deux hommes à 12 mois de prison avec sursis et obligation de dédommager les victimes. Il leur est défendu de détenir ou de porter une arme soumise à autorisation, pendant trois ans. Le fils absent se voit interdit d’exercer une fonction publique pour deux ans. Dont le métier de policier. Voûté, le gardien serre sa casquette entre ses doigts.