« Kolkhoze », son dernier roman, ne déroge pas à la règle. Il est la recherche du récit véritable de l’histoire de ses familles maternelle et paternelle. Il l’entame à l’occasion de la mort de sa mère, Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuelle de l’Académie française. Auteure, entre autres du célébrissime « L’Empire éclaté », elle est la fille d’un émigré géorgien travaillant pour les Allemands durant l’Occupation, et disparu corps et biens à la Libération. Ce père dont elle ne voudra jamais entendre parler.

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L’exil au quai Conti

« Kolkhoze » est scandé par une succession de fragments plus ou moins longs, titrés d’une phrase ou de mots évocateurs. Le premier d’entre eux, « L’hommage de la Nation », est la description de la cérémonie d’hommage aux Invalides, rendu à sa mère par Emmanuel Macron. Dès lors, usant parfois de l’humour distancié qui le caractérise, il commente l’hommage : « Nous sommes quelque deux cents personnes à patienter dans un carré de chaises en plastique blanc (la vérité du détail !) délimité par des cordons rouges, au fond de l’immense cour pavée. »

Néanmoins, c’est en déménageant l’immense appartement de fonction de sa mère, quai Conti, à Paris ainsi que le bureau de son père, qui y a passé l’essentiel de sa vie d’exilé intra-muros, que l’exploration se fait plus précise, plus forte, plus juste. Les travaux généalogiques de Louis, son père, l’inspirent. Lecteur fidèle de ses romans depuis « L’adversaire » en passant par « Yoga » et « Un roman russe », je soupçonnais que son patronyme était d’origine gasconne. « Toute sa vie, il a correspondu avec des curés de l’Ariège, des héraldistes bavarois ou un lointain cousin péruvien qui vivait à Lima, du commerce de champignons hallucinogènes — et ils étaient aussi ravis l’un que l’autre d’échanger des informations sur leur aventureuse grand-mère et grand-tante, Gabrielle Carrère, qui en 1912, âgée de trente-deux ans, a quitté Pau pour, seule, traverser l’Atlantique à bord du paquebot Gascogne. »

Un « paradis gascon »

Louis Carrère a d’ailleurs son « paradis gascon » à Cazères-sur-Garonne, en Comminges. Lieu consacré de sa mémoire enfantine, il sera celui d’Hélène, et de leurs trois enfants : « La maison que j’ai connue dans mon enfance, était si biscornue… » puis viendra plus tard Biarritz. Emmanuel Carrère dresse de sa mère le portrait acidulé d’une femme forte, ô combien capable d’affronter toutes les tempêtes, femme avide de pouvoir, mais aussi mère clanique et fusionnelle qui écarte insensiblement son mari de sa longue carrière. « Kolkhoze » est le nom de cette fusion mère enfants. Il ne peut que gêner sa gloire. Lui, généalogiste obsessionnel de tous les ascendants de son épouse, est émigré dans un recoin de l’immense appartement du quai Conti où se tient l’Académie française.

L’auteur pousse, comme toujours, loin son investigation familiale. Elle lui fait découvrir plus son père que sa mère qui prend toute la lumière. Il va, dans un curieux balancement, entre lui et elle, s’inscrivant malgré tout dans un affrontement direct avec la légende d’Hélène Zourabichvili, devenue Madame Carrère d’Encausse. « Je t’aime, moi non plus ! » pourrait être la phrase non prononcée par Emmanuel Carrère lorsqu’il évoque cette mère qu’il aime et qui pourtant ne reconnaît pas l’œuvre d’un fils dont le choix littéraire l’exaspère.

Bipolarité et honnêteté

L’auteur n’est jamais absent de cette succession de ses nombreux fragments. Sa vie amoureuse nous est livrée sans complexe, comme sa bipolarité déjà décrite dans « Yoga ». L’honnêteté de l’écrivain est indéniable : c’est sa marque de fabrique Il sait manier l’autofiction comme nul autre. La Russie, tout du long, en est la toile de fond. La Géorgie natale d’une mère qui sera qualifiée par Sebag Montefiore, le biographe de Staline : « Hélène n’est pas seulement une historienne de l’Union soviétique : c’est une historienne soviétique. » In fine, nous voici revenus au prélude, quelques mois avant l’hommage aux Invalides. Hélène Carrère d’Encausse vit ses derniers instants : « j’ai donc fermé de mon mieux les yeux de ma mère. […] Nous sommes restés un moment autour du corps, puis sortis tous les trois (Nathalie, Marina, ses sœurs, et lui-même) Dans le couloir, Anne (son médecin) nous attendait. Elle nous a embrassés, tout à tour, et elle a dit : « Comme d’habitude : elle a fait le job. »

Emmanuel Carrère, Kolkhoze, Éditions P.O.L, 558 p., 24 euros.