On se serait cru dans un film de Claude Sautet. Le décor était enfumé du matin au soir. Les journalistes clopaient comme des pompiers. La vapoteuse n’existait pas. Les mecs tiraient sur des Gitanes sans filtre. Il fallait des poumons en acier inoxydable pour survivre. Dans les années quatre-vingt, le service des sports de Nice-Matin incitait à griller des brunes et à porter un imper mastic.
Le lieu était habité de caractères. Exclusivement des mâles. Un concentré de testostérone et de mauvaise foi. Les discussions montaient dans les tours. Heureusement, l’amitié avait le dernier mot. Un peu comme dans Vincent, François, Paul et les autres. Mis à part Montand, Piccoli, Reggiani et le gigot du dimanche, le reste était sous nos yeux.
Le service des sports a toujours été un État dans l’État. Il est même réputé pour ça. Pour avoir son code, ses règles et ses coups de folie. Parmi les principes gravés dans le marbre : le respect des anciens. Dans les locaux de la route de Grenoble, les noms des chefs disparus habillaient le mur en lettres d’or. Personne ne pouvait ignorer le commandant Allègre, Émile Laurence ou Tony Bessy. Heureux hommes qui avaient fait le journal sur l’Avenue. Là où battait le cœur de Nice. Les passants s’arrêtaient devant les vitrines de l’entrée où s’affichaient les résultats du Gym ou le classement du Tour de France. Il y a eu une vie avant Internet.
Un patronyme qui claquait comme une frappe de Nurenberg
Patron des Sports, le romanesque Tony Bessy pondait un billet quotidien : Le grain de sel. Autour de lui, René Cipriani, Antoine Pescetto, Benoit Pezzuto, Roger Orméa, Maxime Réno, Jean-Claude Laurence, Roger Dries, Jean Chaussier, Julien Giarrizzi et quelques autres. Les pionniers eurent l’immense privilège de raconter les glorieuses années de l’OGC Nice, quatre fois champion de France entre 1951 et 1959.
Sous Tony Bessy, dont le patronyme claquait comme une frappe de Vic Nurenberg (1), la semaine se terminait en feu d’artifice. Ces messieurs des Sports dînaient tous les dimanches à l’Univers. Chez César, une figure de la cité. Le patron, papa de Nicole Rubi – Madame Petite maison – les accueillait aux alentours de minuit avec un loup en croûte de sel. Puis il envoyait l’ananas au kirsch, les crêpes Suzette et l’omelette norvégienne. Après le café, il arrivait à ces bambocheurs d’aller faire une pétanque du côté de la Pinède à Juan-les-Pins. La nuit était à eux.
Le journal, lui, faisait des petits. L’Espoir, qui sortait l’après-midi, et L’Espoir hebdo, qui paraissait le samedi, avaient poussé les colonnes pour faire une place au sport. Tout le monde attendait Les cancans à gogo, la rubrique du génial Julien Giarrizzi. Monsieur football passait sa journée au téléphone avant de rejoindre René Piacibello, typomonteur réputé, à l’atelier du journal. De l’union de ces deux artistes – l’un jonglait avec les mots, l’autre avec le plomb – naissait une chronique dorée sur tranche.
Initiales JG
Julien Giarrizzi a fait le bonheur de Nice-Matin et de ses lecteurs de 1956 à 1994. Ne cherchez pas : on n’a jamais fait mieux. Il signait JG. Les initiales les plus recherchées du canard.
Logique : Julien avait le sens du récit et celui de la formule. Trait d’union entre les générations, il enchantait les uns et inspirait les autres. On voulait tous lui ressembler. C’était mission impossible.
Arrivé au stade peu avant le coup d’envoi, l’élégant dans son imper impeccable saluait la tribune de presse d’un tonitruant « Salut les amis ! » avant de jeter quelques notes sur une feuille et d’improviser ses cent lignes au bout du fil à des sténos estomaqués.
Le taulier ne connaissait pas la pression. Nice lui appartenait. Il était le deuxième personnage de la ville derrière le maire et devant le président du Gym. Craint autant que respecté, il pouvait fracasser une carrière ou donner naissance à une réputation en cinq lignes. Il n’en jouait pas, mais l’entraîneur qui n’avait pas ses faveurs se savait condamné.
Julien Giarrizzi suivait l’OGCN, Monaco et l’équipe de France. En Principauté, il avait l’oreille du président Campora. Chez les Bleus, il était le journaliste préféré de Jean Tigana. Le milieu de terrain lui vouait une reconnaissance éternelle depuis un papier remontant à ses débuts à Toulon. Comme quoi tous les footeux ne sont pas amnésiques. Hospitalisé, au crépuscule de sa vie, le journaliste recevra la visite de son ami Jeannot, fidèle jusque dans les adieux.
Julien Giarrizzi a participé à la venue de Pelé à Nice-Matin. Il a été reçu chez Cruyff à Barcelone. Il a mangé avec Platini à Turin. Il a organisé le déplacement de Maradona à Monaco. Tout ça paraît fou. Tout ça est vrai.
Les monstres sacrés
« Pelé avait promis de passer au journal avant d’aller au Festival de Cannes où tout le monde l’attendait, raconte Jean Chaussier qui fut de toutes les aventures, surtout les plus folles. Il a tenu parole. Cruyff avait participé au jubilé Serge Roy au stade du Ray. Quand il a signé au Barça, il nous a ouvert sa porte. Julien allait souvent voir jouer la Juve de Platini au stadio Communale. Maradona était l’invité d’une Nuit des Sports au Sporting. Julien a appelé Gérard Bourgoin. L’homme d’affaires, le roi du poulet, proche de Guy Roux, partit le chercher à Naples aux commandes de son avion privé. Arrivé à l’aéroport de Nice vers minuit, Maradona nous a salués, puis il est allé uriner entre deux voitures avant qu’on ne le dépose à son hôtel. C’était surréaliste ».
Julien Giarrizzi a couvert huit Coupes du monde de 1966 à 1990. Ses reportages brillaient comme des diamants. Des confrères lui réclamaient ses papiers. Son secret : il amenait le lecteur partout avec lui. Il a décrit le Gym version 70 et dépeint l’ASM des années quatre-vingt.
Leif Eriksson (2) lui a vendu sa Volvo. Nenad Bjekovic (3) lui a prêté sa Mercedes. Sa vie a été un roman. En 1978 à Buenos Aires, il a réussi l’exploit de faire l’interview de Carlos Monzon, boxeur sauvage et champion hors norme, dans son appartement en plein centre-ville avant de filer couvrir la finale du Mondial Argentine-Pays-Bas au Monumental. Un phénomène.
1. Vic Nurenberg est une légende de l’OGC Nice (1952-1960).
2. Milieu de terrain suédois qui a brillé sous les couleurs du Gym de 1970 à 1975.
3. Attaquant surdoué (1976-1981) puis coach (1987-1989), Nenad Bjekovic appartient à l’histoire de l’OGC Nice.