Henri Ciriani nous a quittés le 3 octobre 2025. Qu’on l’ait aimé ou détesté, car le personnage ne laissait personne indifférent, meilleur ami ou meilleur ennemi, nous sommes tous un peu orphelins. Caché derrière un poteau de la rue Rébeval [où se trouvait jusqu’en 2008 l’ENSA Paris-Belleville], je n’eus pas comme Charles Péguy à Notre-Dame tout à fait la « révélation », mais ce fut tout comme à mon petit niveau. Sociologue, j’arrive au mitan des années 1990 dans cette fournaise où se trouvent rassemblés une bonne centaine d’étudiants, et au milieu de la grande pièce, je vois soudain apparaître Yves Montand dans la brasserie de Garçon !, le film de Claude Sautet (1983). Henri Ciriani, ou « Kiké » pour les intimes, virevolte. Il interpelle une étudiante, en « branche » un autre, plaisante avec une troisième, et puis il tourne le dos vers un autre projet avant de revenir au précédent pour une brève comparaison, et hop il lâche une synthèse bien sentie. J’aurais aimé être architecte, j’aurais aimé être l’un de ces étudiants.
Henri Ciriani, pour des centaines d’architectes, c’était d’abord un enseignant. Arrivé en 1978 au sein de l’école d’architecture de Paris-Belleville, où il fut d’abord invité par Bernard Huet, il refuse la sélection des étudiants, et crée le groupe UNO en 1978 avec Jean-Patrick Fortin, Édith Girard et Claude Vié, à l’issue d’un séminaire qui s’était tenu à Épinay dans la maison de campagne d’un enseignant, Ahmet Gülgönen. Avec Edith Girard, il forme la figure charismatique de ce groupe, incorporant au fil de 25 ans d’existence Alain Dervieux et Laurent Salomon au long cours, pour leurs véritables débuts d’enseignants, Laurent Beaudoin (arrivé en 1986), Olivier Gahinet (1995), Lorenzo Piqueras (1995), Malcolm Nouvel (1995), Gaëtan Le Penhuel (1997), ou dans un rôle plus « nourricier », notamment sur le dessin, Didier Sancey (1992).
Pendant deux décennies, Henri Ciriani affûte une pédagogie efficace, un entrainement de commando basé sur une progression constante, du logis au territoire. La règle d’UNO est simple et elle permet de se construire, pour ou contre. Ainsi du 30 x 30, qui après Le Logis, premier exercice[1], fut un rite d’initiation devenu légendaire, dont le principe était limpide. Cyrille Hanappe s’en souvient d’ailleurs très bien (tiens, un « émancipé », certains diraient un « défroqué », et ils sont nombreux à partager ce statut) : un poteau, on tourne autour ; deux poteaux, une porte ; trois poteaux, un mur. Une cloison a trois hauteurs : au tiers, un comptoir ; aux deux-tiers, une partition qui laisse passer la lumière ; pleine, un mur. Et la clé de tout projet ? Là où tu choisis de poser la première opacité. Le jeu avec la lumière, toujours l’élément déterminant, avec l’espace cela va de soi, mais la lumière. La lumière, elle, venait du sud, et l’homme l’aurait perdue en allant vers le nord, disait en substance Ciriani dans un numéro de l’Architecture d’aujourd’hui au dossier intitulé « Lumières de l’espace » (n°274, avril 1991).
Militant de « l’espace moderne », Henri Ciriani était passé maitre dans Les tournures aphoristiques qu’affectionnent généralement les architectes (Auguste Perret, Le Corbusier, Louis Kahn…), il en était certainement l’un des orfèvres à la fin du XXe siècle. Il n’a pas non plus oublié en chemin de forger tout un lexique spécifique autour duquel se soude généralement une communauté. Marie-Jeanne Dumont en fit l’exégèse dans le numéro que L’Architecture d’aujourd’hui de François Chaslin lui consacra au sommet de sa réputation en septembre 1992. Tous ses anciens « tigres » (étudiants brillants) savent qui est « Johnny » ! John New. Ils ont longtemps refusé de dessiner une « bicyclette » (maniérisme métallier critiquant ouvertement une tendance incarnée par Jean Nouvel) et n’aiment pas le « poulet » (architecture désossée) et encore moins les « insectes » (bicyclette capotée). Le « point projectuel », les « trois P », le « foyer spatial », la « façade épaisse », la « fenêtre urbaine », la « déclinaison d’échelle » ou l’« espace captif » n’ont plus aucun secret pour eux. Ils savent tous ce qui distingue un « bâtiment linéaire » d’une barre vulgaire. Quel dommage que Ciriani n’ait pas eu, avec son équipe du Studio UNO, l’opportunité d’en tirer un traité d’enseignement, qui serait aujourd’hui dépassé, cela va de soi car c’est la loi de tous les traités, mais quelque chose en resterait gravé. Le rapport de recherche sur l’espace de l’architecture moderne, recherche menée avec Claude Vié publiée en 1989 n’en constitue qu’un préambule à compléter[2].
On a tous quelque chose en nous d’Henri Ciriani. Dans sa thèse soutenue (non encore publiée) en décembre 2021 à Paris 1 et portant sur Ciriani et les siens, une élite moderne pour l’architecture, Alison Gorel-Le Pennec l’a parfaitement restitué. Il s’y dessine une personnalité tranchée, goûtant peu le compromis et n’envoyant jamais dire par d’autres ce qu’il pensait, avec tranchant et souvent avec brio. Quelques-unes de ses sentences restent à jamais inscrites dans les mémoires de ses disciples, les réactions ces jours-ci sur les réseaux sociaux en témoignent. Parfois mystérieuses à dessein, certaines suscitent encore leur propre exégèse, tandis que d’autres auront clairement indiqué des lignes de clivage qui perdurent encore aujourd’hui. Je me souviens notamment d’une réponse lapidaire mais sans équivoque à la question si épineuse du doctorat : « un docteur en architecture n’existe pas [encore en France en 1996], un « docteur en architecture », c’est Alvaro Siza, c’est un architecte qui représente une cohérence affirmée, explicite et peut-être modélisable ». Tout tiendrait presque dans ce « peut-être »[3].
Mais à trop parler de l’enseignant, on en oublie ses engagements politiques – il fut longtemps un compagnon de route actif du Syndicat de l’architecture – et l’on en oublierait surtout l’architecte. Arrivé en 1963 du Pérou où il était déjà un jeune concepteur prometteur, il rejoint d’abord l’agence d’André Gomis qu’il avait rencontré à Lima par l’entremise de Miguel Angel Llona. Si Gomis disparaît précocement en 1971, son atelier n’en fut pas moins un lieu parisien essentiel pour comprendre l’affiliation de nombreux architectes sud-américains fuyant les régimes autoritaires qui allaient dominer leur continent. Borja Huidobro le rejoindra en ces années-là, Michel Corajoud y fera un crochet en 1966-67, et encore jeune architecte Martin Robain y collaborait déjà. Ciriani reconnaîtra volontiers plus tard y avoir « tout appris » – c’est d’ailleurs Gomis qui l’invita à enseigner avec lui et François Maroti au Grand Palais au sein de la toute jeune UP7. De 1968 à 1982, Ciriani rejoint le collectif improbable, aussi glorieux que bancal, que fut l’AUA, Atelier d’Urbanisme et d’Architecture. Période durant laquelle il « rend » le concours d’Évry, une extension urbaine à l’échelle d’une mégastructure évoquant le travail de Paul Rudolph. Avec Huidobro et le paysagiste Michel Corajoud, il y créera rapidement la curieuse cellule CCH, active de 1970 à 1975 autour des enjeux du « paysage urbain », notion novatrice pour l’époque et inspirée notamment par la lecture des écrits de Kevin Lynch. Comme Paul Chemetov et Bernard Huet, Ciriani crée sa propre agence en 1982.
S’il ne fut pas, comme quelques autres de sa génération, l’auteur de l’un des « Grands projets » de François Mitterrand, deux de ses édifices auront néanmoins marqué l’histoire de l’architecture française de la fin du XXe siècle : le Musée de l’Arles antique (1983-1995) et l’Historial de la Grande Guerre à Péronne (1987-1992). Contrôlant volontairement l’activité de son agence et souhaitant éviter de se disperser, l’enseignant a toujours tenu à suivre lui-même ses chantiers. Henri Ciriani a également beaucoup œuvré au sein de ce que l’on a longtemps nommé les « villes nouvelles ». La Noiseraie (1975-1980), dite aussi Noisy 2, fut l’une de ses pièces urbaines manifestes, toujours en faveur du logement social, et lorsqu’en avril 1990 Jacques Lucan écrivit dans les colonnes d’AMC à propos de la Maison de l’Enfance de Torcy qu’il s’agissait de « l’un des meilleurs bâtiments construits en France ces dernières années », il commettait l’une des rares entorses à son principe de critique analytico-descriptive plutôt que normative. En 1983, sa crèche de la Cour d’Angle se voit récompensée par la première Équerre d’argent. La même année, lorsqu’il reçoit le Grand Prix National d’architecture, son discours est sans équivoque et s’inscrit de plain-pied dans une perspective à la fois générationnelle et intellectuelle : « Toute une génération d‘architectes en France a su faire évoluer les rapports entre architecte et architecture, entre architecture et société, entre mémoire et modernité. Qu’il me soit permis de croire que le Grand Prix m’est donné en leur nom, pour le risque pris de nous manifester simultanément pédagogues, artistes et citoyens. »
[1] La suite des exercices est pratiquement demeurée stable jusqu’au début des années 2000. Ils se succédaient ainsi : le logis, l’image, l’espace 30 x 30, les quatre logements, l’édifice à programme, le bâtiment linéaire, et enfin la pièce urbaine et son développement, la maison.
[2] Téléchargeable cependant sur HAL, le site des archives de la « science ouverte », à l’adresse https://hal.science/hal-01905090v1. Édité par l’École de Paris-Belleville, Alain Dervieux et Olivier Gahinet ont fait paraître en 1999 un ouvrage intitulé Trente mètres par trente, un enseignement moderne du projet moderne. Le même Alain Dervieux a également retracé cette aventure collective dans un article intitulé « Mémoire d’accent et de poussière de craies : archiver la transmission de l’enseignement du projet d’Henri Ciriani » paru dans le numéro que la revue Colonnes (CAPA) a consacré aux archives de l’enseignement de l’architecture (n°34, mai 2018).