Dans un peu plus d’un mois, l’Europe va décider à la conférence ministérielle de Brême en Allemagne d’une partie de son destin spatial pour la période 2026-2028 et au-delà en lançant des programmes structurants. Avec le probable désengagement dans certains programmes internationaux (notamment la Lune et Mars) des États-Unis actuellement paralysés par le Shutdown (mise à l’arrêt de l’administration fédérale américaine depuis le 1er octobre). Ce rendez-vous majeur pour l’Europe spatiale montrera aux puissances spatiales qui comptent comment l’Europe souhaite être beaucoup plus souveraine en matière d’exploration spatiale. Ce qu’elle n’est pas vraiment aujourd’hui. Une ambition qui concerne naturellement la France.
C’est d’ailleurs la voie qu’avait montré le Chef de l’Etat Emmanuel Macron en juin au salon aéronautique du Bourget en estimant que les Européens devaient « continuer d’avoir cette audace et explorer (…) Construire des stations spatiales est devenu plus accessible que jamais, et on ne doit pas sortir de cette compétition. (…) Les stations spatiales et les cargos sont des éléments clés dans les missions d’exploration et les vols habités ». Pour autant, l’exploration spatiale reste un véritable défi pour l’Europe alors même qu’il y a une guerre sur son continent avec le conflit entre l’Ukraine et la Russie et au moment où le spatial de défense devient prioritaire avec l’arsenalisation de l’espace.
A l’image d’Emmanuel Macron, l’exploration spatiale reste l’ambition de l’ESA et du directeur de l’exploration humaine et robotique de l’Agence spatiale européenne (ESA), Daniel Neuenschwander. Dans un entretien accordé à La Tribune, il fait valoir que « l’exploration spatiale est un levier stratégique de la souveraineté européenne. L’Europe n’a pas le choix : l’exploration du système solaire se fera avec ou sans elle (…) Les rapports de forces économique et géostratégique de demain se jouent dès aujourd’hui. L’exploration lunaire est absolument emblématique dans ce contexte. L’accès robotique indépendant à la Lune est stratégiquement majeur ». Et de s’interroger : « est-ce que l’Europe aura le courage de prendre les décisions au service de sa souveraineté future ? ».
Bâtir des capacités souveraines
Comment pourrait se traduire l’ambition de l’ESA dans le domaine de l’exploration spatiale (3,77 milliards d’euros de budget attendus sur la période 2026-2028) lors de la conférence ministérielle de Brême ? Pour Daniel Neuenschwander qui a travaillé sur plusieurs projets pour développer l’autonomie de l’Europe en matière d’exploration spatiale, « l’Europe doit avant tout disposer de ses propres capacités ». Il a fixé trois priorités pour l’ESA : le transport cargo vers et depuis l’espace avec la poursuite du programme LEO Cargo Return Service (LCRS) décidé à Séville, l’accès à la surface lunaire (programme Argonaut) et la mission martienne Rosalind Franklin.
Ces trois projets résument une ambition mesurée de l’ESA au service de l’industrie spatiale européenne. Avec l’objectif de faciliter l’accès au marché de l’exploration spatiale à son industrie pour former des champions qui seront aptes à être compétitif dans la compétition mondiale. Les industriels européens devront saisir cette opportunité. S’ils ne font pas, ils « risquent peu à peu d’être absorbés par des entités étrangères et les startups seront condamnées à céder leurs propriétés intellectuelles », estime Daniel Neuenschwander. Il signale que l’agence est aujourd’hui énormément « sollicitée à tous les niveaux par des entreprises non européennes » pour participer à des programmes de l’ESA. Et de rappeler que la mission de l’agence « est de développer le secteur spatial européen, de développer les capacités technologiques des industriels et des scientifiques européens. Mais il faut avoir conscience de la dynamique actuelle au niveau mondial ».
Lune : accélérer Argonaut
Dans la proposition de budget de la maison Blanche en mai, des briques du programme Artemis avaient disparu (le vaisseau spatial Orion, la station spatiale Gateway, le lanceur SLS…). Le Congrès a pour sa part rajouté les financements pour Gateway et les modules de service européen du vaisseau spatial Orion (ESM 4 et 5). Lors d’une réunion sur Gateway, les Etats-Unis ont communiqué à leur partenaires (Canada, Europe, Japon et Emirats Arabes Unis) ont indiqué qu’ils poursuivaient ce programme. « Je demanderai les fonds nécessaires à la ministérielle pour continuer Gateway », indique à La Tribune Daniel Neuenschwander, qui va néanmoins adapter l’enveloppe financière à la seule période 2026-2028. « Nous allons peut-être réduire un petit peu la voilure, mais l’engagement européen vis-à-vis de Gateway reste », assure-t-il.
Par ailleurs, le directeur de l’exploration humaine et robotique au sein de l’ESA demandera les fonds nécessaires pour les ESM (European Service Module), y compris pour le sixième cargo. Alors que les 4 et 5 seront utilisés comme une contribution européenne au programme Gateway, le sixième est une contrepartie à des bénéfices déjà obtenus par l’ESA sur la station spatiale internationale (ISS). « Si nous sommes un partenaire fiable, nous devons livrer ESM 6 », résume-t-il. En revanche, l’ESA n’a pas encore signé les contrats pour les cargos suivants (de sept à neuf) tant qu’elle n’a pas la garantie ferme de contreparties pour l’Europe. Sans assurance des Etats-Unis, Daniel Neuenschwander souhaite reconvertir les ESM vers de futures missions européennes.
Enfin, le programme Argonaut, le premier atterrisseur lunaire de l’ESA, est une pièce maîtresse de l’agence « dans la mise en œuvre de notre feuille de route lunaire sur les quinze ans à venir ». L’ESA veut d’ailleurs faire voler la mission 1 d’Argonaut « au plus vite pour toucher le sol lunaire le plus rapidement possible », selon le directeur de l’exploration humaine et robotique de l’ESA. Il a donc demandé à ses équipes d’avancer la première mission d’Argonaut d’une année, en 2030 (contre 2031. « C’est très, très ambitieux. Je connais bien tous les risques techniques que nous avons encore devant nous. Mais on fera tout pour lancer la mission 1 d’Аrgonaut le plus vite possible sans faire aucune impasse sur la sécurité », explique-t-il. Et pourquoi pas recycler ensuite Argonaut dans le cadre du programme Artemis avec les Américains.
Mars : ZefEro, le nouvel atout de l’ESA
Avec le lâchage en août des Etats-Unis sur l’orbiteur européen Earth Return Orbiter, dont la mission était prévue en 2030, l’ESA a dû réfléchir à un plan B pour protéger les technologies européennes déjà développées. L’agence a donc réorienté cette mission internationale vers une mission scientifique européenne, qui s’appelle désormais ZefERO. C’est un orbiteur qui devrait tourner autour de Mars à différentes altitudes (entre 350 et 650 kilomètres) et prendre des mesures des vents martiens. « Ces mesures directes de vents n’ont jamais été faites en dehors de la Terre à ce jour. Ce serait vraiment une première », explique Daniel Neuenschwander. Ce qui a interpelé la Nasa qui a exprimé un intérêt scientifique à rejoindre cette mission européenne, qui doit être décidée à Brême.
En outre, « la mission Rosalind Franklin va devenir encore plus importante dans un contexte où les Américains arrêtent Mars Sample Return (mission de retour d’échantillons martiens, ndlr) dans sa forme initiale », estime Daniel Neuenschwander. Cette mission doit servir à préparer l’exploration martienne et prendre la mesure de tous les dangers qui attendent les Hommes sur Mars.
Et la France ?
Quelle va être la position de la France, qui est notamment montée à bord du programme Terra Novae, dans le domaine de l’exploration spatiale ? « Je souhaiterais que la France joue sa partition et garde le rang qui est le sien » dans l’exploration spatiale », explique le directeur de l’exploration humaine et robotique de l’ESA. Elle sera surveillée de très près sur tous les projets en orbite basse (LEO) auxquels elle participe. Notamment la mission Epsilon qui verra au printemps 2026 Sophie Adenot monter à bord de l’ISS pendant six mois. « Il existe une solidarité des Etats européens qui ont décidé ensemble de faire voler en premier une astronaute de l’ESA détenant un passeport tricolore. La France doit garder son rang dans ce contexte et continuer à jouer un rôle clé en tant que partenaire de l’ISS », estime Daniel Neuenschwander.
Au-delà du programme Epsilon, il rappelle que la France s’est également engagée sur le programme LEO Cargo Return Service, une priorité politique définie en novembre 2023 par les ministres en charge de l’espace à Séville. « Elle engage tous les ministres, rappelle-t-il. La décision de Séville porte sur LEO Cargo Return Service, mais aussi sur le soutien à Ariane 6 et Vega C. C’était un paquet global ». En dépit de la situation budgétaire compliquée en France, Paris devra en tenir compte et soutenir ce paquet dans son intégralité. D’autant que pour le développement d’une capacité de transport cargo autonome, des industriels français (Thales Alenia Space et la société franco-allemande The Exploration Company) sont impliqués dans la phase une avec de bonnes chances de succès.
Enfin, les grands industriels français ont aussi un rôle de locomotive dans certains des grands programmes d’exploration spatiales européens. En conséquence, ils ont obtenu la maîtrise d’œuvre sur des programmes européens portant sur l’exploration lunaire et martienne. C’est notamment le cas de Thales Alenia Space qui pilote le module de ravitaillement en carburant Lunar View (Gateway). C’est également le cas d’Airbus Space avec l’orbiteur Earth Return Orbiter dans le cadre du programme ZefERO.