Jeudi 16 octobre, une vingtaine de salariés d’Auchan Illkirch ont débrayé deux heures pour dénoncer la dégradation de leurs conditions de travail. Ils décrivent un quotidien sous pression, la santé qui lâche et des fins de mois difficiles.

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Nicolas Thomas

Publié le 17 octobre 2025  ·  

Imprimé le 17 octobre 2025 à 09h25  ·  

Modifié le 17 octobre 2025  ·  

4 minutes

Il est 10h, une vingtaine de salariés en grève se tiennent au pied de la façade vitrée d’Auchan d’Illkirch. Les caddies des clients défilent devant les drapeaux de la CGT. Cette grève, ou plutôt ce débrayage, ne dure que deux heures, pas plus. Pour ces employés, chaque heure payée compte à la fin du mois. 

« On se mobilise contre les licenciements, les salaires toujours en berne et une pression systématique exercée sur les salariés », résume Frédéric, délégué syndical CGT et gestionnaire du rayon vin depuis 27 ans. Sur le site d’Illkirch, 5 000 m² vont disparaître avec les travaux en cours, passant de 14 000 à 9 000 m². « Qui dit surface en moins dit salariés en moins. Par exemple, le rayon hi-fi sera supprimé et une partie des salariés ne sera pas remplacée », explique Frédéric. 

Frédéric : « Avant, chacun avait son poste, maintenant tout le monde doit savoir tout faire. C’est un vrai stress en plus pour les salariés. »

Alors que des dizaines d’employés travaillent de l’autre côté des portes automatiques, ils sont bien peu à dénoncer la dégradation de leurs conditions de travail et le climat délétère qui s’est installé au sein du magasin. À quelques dizaines de mètres du rassemblement, la direction est elle aussi de sortie. Elle scrute la scène sans un mot.

2 389 licenciements

S’ils se sont réunis le jeudi 16 octobre, c’est aussi pour dénoncer le plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) lancé depuis quelques mois par Auchan, menaçant les emplois de 2 389 salariés à travers le pays. Si le tribunal administratif de Lille a rejeté le PSE le 23 septembre 2025, après un recours de la CGT, le groupe Auchan a fait appel.

À cette incertitude s’ajoute la volonté de l’entreprise de franchiser ses magasins. Une perte de pouvoir supplémentaire pour les salariés, comme l’explique Christophe, élu CGT et employé de l’hypermarché depuis 30 ans :

« Les accords de travail seront alors faits magasin par magasin, selon le bon vouloir des nouveaux propriétaires. Ce fonctionnement isole les salariés des magasins les uns les autres. Tout cela réduit la force syndicale. »

En deux ans, le regroupement Auchan Strasbourg sud est passé de 504 à 437 salariés.

Quelques collègues profitent de leur pause pour apporter un bref soutien au groupe. Ils n’ont le droit qu’à 3 minutes de pause par heure travaillée, soit 21 minutes pour souffler dans leur journée de sept heures.

« C’est la pression sur le long terme qui fait craquer« 

Chez Auchan, un bon salarié doit être « polycompétent », rappelle Christophe :

« Les salariés doivent être en mesure de tout faire. Avant, on avait le temps de bosser et d’entretenir correctement notre poste. Maintenant on court partout. Par exemple, moi qui bosse au rayon liquides, je dois parfois aller bosser une heure au rayon droguerie pour dépanner. »

Une grande source de stress pour ces travailleurs qui sont à bout. Au rayon crèmerie, Maxime travaille depuis bientôt deux ans sous pression : 

Maxime : « On est motivé pour travailler. Mais on ne peut pas faire le boulot de trois personnes tout seul. »

« Les managers poussent constamment pour accélérer la cadence, mais on ne peut pas faire plus. Eux-mêmes sont poussés par la direction. C’est une pyramide qui part de tout en haut. Moi, je ne me laisse pas faire, mais certains se font constamment surcharger. J’ai une collègue sous antidépresseurs. On ne nous crie pas dessus, mais c’est la pression sur le long terme qui fait craquer. »

Santé mentale mise à mal

Derrière Maxime, un petit groupe liste les « erreurs impardonnables » aux yeux de leurs supérieurs. « Quand on fait bien notre boulot, on n’a le droit à rien. Mais à la moindre erreur, on en prend plein la gueule », lâche Pauline, pleine de colère. 

L’une de ses missions est de mettre en rayon les marchandises avant l’ouverture, entre 4h et 8h. Selon ses calculs, elle déplace parfois jusqu’à deux tonnes de produits dans la matinée. À 27 ans, elle a déjà des problèmes de dos récurrents. Sa santé mentale est elle aussi affectée :  

« J’ai retapé une dépression récemment. J’en ai parlé à la direction, mais la santé mentale ce n’est pas leur problème visiblement. On m’a répondu qu’il fallait bien du monde pour travailler. Ils tirent sur la corde, à un moment ça pète. »

Les salariés regrettent d’être un si petit nombre à défendre leurs conditions de travail.

Des primes dérisoires

Au rayon boulangerie, Virginie, ex-hôtesse de caisse, témoigne de ses difficultés financières. « Les salaires, c’est le Smic. Personnellement, j’ai du mal à payer le loyer. Après ça, le compte est vide à la fin du mois. » Ce qui l’exaspère le plus, c’est la « prime de progrès » versée tous les trois mois aux salariés. « La dernière reçue était de 11€ », soupire-t-elle. « 12€ pour moi, renchérit Maxime. Ils peuvent se la garder leur prime. »

Lorsqu’elle était hôtesse de caisse, les horaires irréguliers de Virginie l’ont fatiguée. En première ligne face à l’irrespect des clients, les insultes répétées l’ont conduite au burn-out. Elle travaille désormais en tant que conseillère de vente au rayon boulangerie. Ce changement de poste lui permet d’être plus sereine.

Virginie : « Je me suis déjà fait insulter de « pute » et de « connasse » par des clients parce que je n’avais pas appliqué une promotion. »

À l’origine de cette pression et de ces primes dérisoires, un chiffre d’affaires en baisse pour Auchan. Un « management toxique » selon Frédéric, délégué syndical : 

« C’est sournois parce que le plan de licenciement se fait aussi de manière discrète. La moindre petite faute amène à un licenciement. Un climat anxiogène terrible s’est installé, avec du management toxique. Les gens ont peur de mal faire, et à force de stress, ils finissent par faire mal. Derrière, le couperet tombe directement. »

À midi, les drapeaux se replient. Les salariés s’apprêtent à regagner leurs postes. La direction est toujours là, impassible, à quelques mètres.