Par

Léa Pippinato

Publié le

20 oct. 2025 à 6h10

Le 4 septembre dernier, la revue Nature a publié une étude signée par une équipe internationale menée à l’Université de Montpellier. Son titre intrigue à lui seul : Domestication sexuelle : ces fourmis qui clonent une autre espèce pour survivre. L’auteur principal, le Dr Jonathan Romiguier, chercheur CNRS dans l’Institut des sciences de l’évolution et dernier auteur de l’étude résume : « Nous avons découvert une espèce de fourmis capable de produire à la fois ses propres descendants et ceux d’une autre espèce. C’est une première en biologie. »

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Cette révélation bouscule l’idée même de reproduction animale. Car si l’accouplement, la fécondation et la descendance sont des mécanismes bien établis, la nature réserve parfois des surprises.

Une anomalie chez Messor ibericus

Tout est parti d’une énigme. Chez la plupart des fourmis, la reproduction est classique : les reines s’accouplent avec des mâles de leur espèce et pondent des œufs. Ceux-ci donnent naissance à trois castes : les reines, les mâles et surtout les ouvrières, véritables piliers de la colonie. Mais chez Messor ibericus, une fourmi moissonneuse du sud de l’Europe, ce schéma échoue. Les œufs fécondés produisent uniquement des reines. Les œufs non fécondés donnent des mâles. Jamais d’ouvrières. Sans ouvrières, impossible de nourrir les larves, de récolter des graines ou d’agrandir le nid. Comment ces colonies survivaient-elles ?

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Pour répondre à cette question, les chercheurs ont étudié 390 fourmis issues de cinq espèces différentes du genre Messor, récoltées dans plusieurs régions d’Europe. L’analyse génétique a livré un choc. Toutes les ouvrières de Messor ibericus étaient hybrides. Elles portaient un mélange d’ADN provenant de Messor ibericus et de Messor structor. « Nous avons trouvé des ouvrières hybrides en Sicile, alors que l’espèce paternelle, Messor structor, est absente de toute l’Italie. Elles se trouvaient à plus de 1 000 kilomètres de la population connue la plus proche. C’était un vrai casse-tête », se souvient Jonathan Romiguier. Un tel constat excluait l’hypothèse d’accouplements locaux.

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Restait à comprendre le mécanisme. Les chercheurs ont isolé des colonies de Messor ibericus dans un laboratoire, sans contact avec l’extérieur. Pourtant, des ouvrières hybrides continuaient à apparaître. L’explication est renversante : les reines de Messor ibericus fabriquent elles-mêmes des mâles de Messor structor… en les clonant. « Elles sont capables de cloner les mâles d’une autre espèce, dont elles ont absolument besoin pour produire des ouvrières. C’est comme si elles avaient domestiqué ces mâles, à l’intérieur même de leur système reproducteur. » Ces mâles clonés fécondent ensuite les reines de Messor ibericus, ce qui permet la naissance d’ouvrières hybrides, indispensables à la survie de la colonie.

Pour décrire ce processus, les chercheurs ont forgé un terme : xénoparité. Il vient du grec xeno (« étranger ») et parité (« donner naissance »). « C’est plus qu’une curiosité biologique. Ici, une espèce est obligée d’engendrer une autre pour survivre. Si la reine ne donne pas naissance à des mâles clonés de l’autre espèce, il n’y a plus d’ouvrières, et donc plus de colonie. » Le système repose sur une étape clé : l’élimination du génome maternel dans l’ovule. Il ne reste que l’ADN du mâle étranger, donnant un clone parfait. Les biologistes hésitent encore sur le moment exact où ce génome disparaît, mais le résultat est sans équivoque : les reines pondent des mâles d’une espèce à laquelle elles n’appartiennent pas. Cette stratégie apporte un avantage évolutif. Les ouvrières hybrides sont de première génération, donc génétiquement homogènes. Elles pourraient profiter d’une « vigueur hybride », comme les mules réputées plus robustes que les chevaux ou les ânes dont elles sont issues.

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Le Dr Jonathan Romiguier a dirigé cinq années de recherches pour percer le mystère de la reproduction de Messor ibericus.
Le Dr Jonathan Romiguier a dirigé cinq années de recherches pour percer le mystère de la reproduction de Messor ibericus. (©Métropolitain / JP)Cinq ans de recherches obstinées

L’écart génétique entre Messor ibericus et Messor structor est immense. « C’est comme si une mère humaine donnait naissance à la fois à des enfants humains et à des enfants chimpanzés. Cela remet en cause notre conception de l’espèce. » La découverte est le fruit d’un long travail entamé en 2018. Les chercheurs ont d’abord soupçonné une erreur de cartographie, puis la présence cachée de reines étrangères. Ils ont multiplié les collectes en Europe, notamment en Sicile, où les ouvrières hybrides abondaient. Il a fallu deux ans d’observation en laboratoire pour confirmer l’hypothèse la plus improbable. Une reine isolée a pondu sous les yeux des chercheurs deux types de mâles appartenant à deux espèces différentes.

Pour décrire ce phénomène, l’équipe utilise l’expression « domestication sexuelle ». Les reines n’ont plus besoin de chercher des mâles étrangers à l’extérieur. Elles les produisent directement, en les clonant. « L’homme a domestiqué des animaux pour la viande ou le lait. Ici, la reine domestique une autre espèce uniquement pour exploiter son sperme. C’est un degré d’intégration bien plus poussé que ce que l’humanité a jamais accompli. » La découverte ne s’arrête pas à cette espèce. D’autres fourmis moissonneuses présentent déjà des modes de reproduction inhabituels. Les chercheurs soupçonnent l’existence de systèmes encore plus surprenants.

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