« J’étais convaincu qu’il était innocent. » Lorsqu’il prononce ces mots, me Sauvayre n’a rien perdu de la passion qui l’anime depuis bientôt cinquante ans au barreau de Lyon. Le souvenir dont il parle remonte à une quinzaine d’années, mais il l’habite encore. Le procès d’un chirurgien accusé d’avoir empoisonné ses parents. Condamné à 25 ans de réclusion criminelle aux assises de Saint-Étienne en 2008, l’homme sera acquitté un an plus tard, en appel, à Lyon. Entre les deux audiences, un patient travail d’enquête… et quelques hasards décisifs. 

L’histoire débute le 30 novembre 1999 à Saint-Chamond. La femme de ménage d’un couple s’inquiète. Le pavillon est fermé, personne ne répond. Les pompiers découvrent les corps d’un homme et de sa femme, installés dans leur salon, comme saisis par la mort en pleine routine. Pas de désordre, pas de lettre, pas d’effraction. Un suicide ? C’est ce que pensent d’abord les enquêteurs, puis l’enquête s’oriente vers leur fils, chirurgien réputé. Malgré qu’au départ de l’affaire le juge d’instruction était convaincu de son innocence, en mars 2001, il est mis en examen pour empoisonnement. Sept ans plus tard, la cour d’assises le condamne. Me Sauvayre n’est pas encore dans la boucle. 

“Quand je récupère le dossier, il est en prison. J’ai face à moi un homme combatif. C’est vrai qu’un chirurgien en prison, il y a une erreur de casting quand même. » En appel, tout reste à reconstruire. Et les failles de l’accusation s’éclairent. Une rencontre fortuite vient donner un tournant inattendu. « Je croise un jour un patron d’une grosse entreprise céréalière d’Annonay que je connais. Il me dit qu’il devait être entendu pendant l’instruction, mais que ça ne s’est jamais fait. Il m’explique qu’il connaissait bien le couple, et qu’il avait souvent entendu la femme dire : ‘Je tuerai mon mari et je me tuerai après.’ Je l’ai fait citer. Il a témoigné… impeccable ! »

Une part d’ombre demeure

Autre moment-clé : le témoignage d’un anesthésiste venu du Canada, contacté par la famille. La substance létale retrouvée – un curare utilisé pour les anesthésies – posait question.  »Les experts français disaient qu’une injection entraînait la mort immédiate. Mais lui a expliqué, en anglais – ce qui ajoutait une forme de solennité – que la mort n’était pas instantanée, qu’on pouvait encore bouger. Il a fait le trajet entre la barre et la défense, pour montrer que la distance qu’une personne pouvait effectuer après que la substance lui soit administrée. Ça changeait tout. »

Reste une énigme : la seringue. Jamais retrouvée. « Avec Me Castelli, on a relevé qu’il y avait une cheminée dans la maison, jamais fouillée. La seringue est en plastique certes, mais l’aiguille est en métal. Peut-être qu’elle y était. Peut-être pas. Mais sans savoir, on ne peut pas condamner. »

Pour l’avocat, cette affaire est emblématique. « Quand on plaide une relaxe ou un acquittement, on a un obstacle : le dossier. Il y a du positif, du négatif. Et il faut convaincre. » Et derrière l’argumentaire, une méthode. « Moi, j’ai un vieux juge qui m’a dit un jour : ‘Raconte-moi une histoire qui tient debout.’ C’est tout. Mais dans cette affaire, j’étais convaincu qu’il était innocent. »

Un point demeure : le mobile. On a parlé d’un découvert bancaire de 15 000 euros. » Mais il était chirurgien, il gagnait bien sa vie. Et pourquoi tuer ses parents ? D’autant plus avec un produit qui fait souffrir ? Si dans un dossier criminel le mobile est inopérant, pour moi, ça voulait dire beaucoup. »

Le procès d’appel, à Lyon, s’est étendu sur cinq jours. Me Sauvayre se souvient avoir déroulé le dossier avec méthode. Les témoignages clés se succèdent. Celui de l’industriel, qui connaissait intimement le couple, marque un tournant. Celui de l’anesthésiste canadien impressionne l’auditoire, par son aplomb et la clarté de sa démonstration. « C’était une personne très convaincante. Il a montré que la thèse du suicide restait possible, techniquement. » Le client, lui, garde un comportement maîtrisé. Quand tombe le verdict : acquittement. Le chirurgien quitte le box libre. «  On est passé de 25 ans à zéro. Un acquittement, c’est toujours un moment de bonheur. On se dit : j’ai fait le job. » 

Au fond, l’affaire reste entourée d’une part d’ombre. Le mobile supposé de la mère, ancienne infirmière au caractère affirmé, donne le vertige : jalousie ? rancœur ? «  Son mari avait une maîtresse, de par sa fonction elle avait accès aux blocs opératoires, elle savait se servir d’une seringue et ce fameux témoignage rapportant qu’elle répétait souvent qu’elle le tuerait, puis se tuerait. » Ce scénario tragique, bien que plausible, ne pourra jamais être confirmé.  

Dans l’affaire du chirurgien, les planètes se sont alignées.  »Le témoin que je connais, le médecin venu du Canada, le juge d’instruction convaincu de son innocence… C’était un encastrement. Mars, Vénus, la Lune. Tout était là. »

Avec le recul, Yves Sauvayre voit dans cette affaire un condensé de sa profession. « Un procès d’assises, c’est un procès vivant. Il peut se passer plein de choses, bonnes, mauvaises. Et là, c’était un cas d’école. C’est vrai que quand le président dit : “Maître, la cour vous écoute”, on a parfois envie de s’enfuir. Un grand pénaliste m’avait dit : ‘Si tu n’as plus peur, il ne faut plus y aller.’  »