L’industrie américaine n’a pas attendu les appels du pied de Donald Trump depuis sa réélection pour amorcer son rebond. Depuis 2022, les dépenses de construction d’usines ont été multipliées par trois. Plus de la moitié a été absorbée par les usines de semi-conducteurs et de datacenters, pour le grand bonheur de leurs fournisseurs. «Les cinq dernières années ont été les meilleures de notre histoire. Et cela va continuer», résume Rich Stinson, le patron de Southwire, le numéro trois mondial des câbles, qui compte 36 sites de production aux États-Unis.


D’énormes aides de l’État pour relancer l’industrie américaine


Les nouvelles usines ne se limitent pas qu’à la tech. Selon la Réserve fédérale de Saint-Louis, le nombre de sites de production a augmenté de 19% en dix ans, avec un fort bond dans l’agroalimentaire et la chimie. Les effets de ce sursaut, pour impressionnant qu’il soit, restent encore difficiles à mesurer. La production de semi-conducteurs a ainsi augmenté de 30% depuis 2019. Mais les importations de composants ont dans le même temps progressé de 50%, relativise l’assureur-crédit Coface.

Près d’un tiers de cette somme [le plan de rénovation des infrastructures de 1200 milliards de dollars, ndlr] a irrigué nos fabricants.

Debra Phillips, présidente de la National electrical manufacturers association

Comme en Europe, les ruptures d’approvisionnement après la pandémie ont sonné le réveil des industriels américains. Dans un pays très divisé, le soutien à l’industrie fait l’objet d’un rare consensus bipartisan. Les droits de douane adoptés lors du premier mandat de Donald Trump sont restés en place sous Joe Biden. Dans la foulée, l’Inflation reduction act et le Chips act ont déversé depuis 2021 des milliards de dollars pour soutenir la construction d’usines de panneaux solaires, de batteries et de puces électroniques, en particulier dans les États républicains du sud, à la législation plus souple.


L’énorme plan de rénovation des infrastructures de 1200 milliards de dollars, lui aussi lancé sous Biden, a par ailleurs donné un coup de booster aux industriels en amont. «Près d’un tiers de cette somme a irrigué nos fabricants», reconnaît Debra Phillips, la présidente de la National electrical manufacturers association, qui estime à 185 milliards de dollars les investissements des entreprises de son secteur depuis 2018. Car il faut fournir. En vertu du «Build America, buy America», tous les projets financés sur fonds fédéraux doivent contenir au minimum 55% de made in USA. Cette part augmente progressivement pour atteindre 75% en 2029.


Les hausses des droits de douane perturbent le jeu


Sauf que depuis le début de l’année, les annonces erratiques en matière de droits de douane ont grippé la belle machine. Bien sûr, la Maison Blanche tient sur son site le décompte des promesses faramineuses d’investissements des entreprises étrangères et américaines. Mais ces annonces se concrétiseront, au mieux, dans plusieurs années, comme les 20 milliards de dollars annoncés par les français CMA CGM et Sanofi ou les 50 milliards du laboratoire suisse Roche.

Les droits de douane valables aujourd’hui ne le seront peut-être pas demain. Les entreprises ont du mal à planifier leur stratégie. Donc, elles attendent.

Jay Deis, président de Forsee Power North America

À plus court terme, l’incertitude a gelé les décisions. En un an, les dépenses d’investissements dans les usines ont reculé de plus de 6%. Et les effectifs du secteur ont perdu 78000 postes par rapport à l’été 2024, poursuivant le tassement observé depuis le printemps 2023. «Les droits de douane valables aujourd’hui ne le seront peut-être pas demain. Les entreprises ont du mal à planifier leur stratégie. Donc, elles attendent», résume Jay Deis, le président de Forsee Power North America, dont le site d’assemblage vient d’ouvrir dans l’Ohio. Le fabricant de batteries a vu plusieurs projets de bus électriques reportés ou arrêtés ces derniers mois. De quoi retarder sa propre montée en puissance.


Un casse-tête pour les projets d’investissements


Le retour des usines pourrait être plus lent que prévu. «La moitié des importations sont des intrants industriels, qui contribuent à produire aux États-Unis. Les taxer est contre-productif», s’étrangle Colin Grabow, chercheur au Cato Institute, l’un des think tanks libéraux influents de Washington. Les droits de douane vont peser sur les coûts de production. Et la hausse des incitations fiscales à l’investissement prévues dans le One big beautiful bill act – l’une des rares mesures à trouver grâce aux yeux du Cato Institute – ne devrait pas compenser leur effet négatif. Les surtaxes imposées fin août sur les produits transformés contenant de l’acier et de l’aluminium devraient à elles seules coûter près de 2 milliards de dollars…


Dans la grande banlieue de Cincinnati (Ohio), le vice-président de Vega Americas, Scott Rollman fait partie des industriels exaspérés par la situation. Le fabricant d’appareils de mesure vient pourtant d’étendre son usine ultra-design aux immenses baies vitrées. Derrière la salle de gym et le centre médical interne, les nouvelles lignes installées sous une immense bannière étoilée serviront à rapatrier la fabrication de circuits électroniques, réalisés jusque-là dans la maison mère en Allemagne. Une décision prise bien avant la réélection de Donald Trump.


Depuis, l’industriel a perdu ses marchés en Chine, qui représentaient 7% de son activité, à la suite des rétorsions de Pékin aux taxes américaines. Ses machines ont surtout été livrées après l’instauration des droits de douane de 50% sur les importations contenant de l’acier. «Ces taxes nous coûtent énormément. Il faudrait au moins ne pas pénaliser ceux qui investissent», peste Scott Rollman, qui a fait venir quelques jours plus tôt un élu du Congrès local pour plaider sa cause à Washington.


Renvoi de la main-d’œuvre étrangère


À une dizaine de kilomètres de là, les pelleteuses s’activent encore pour finaliser l’extension de l’usine de Modula, le long de l’Interstate 75, une autoroute qui relie la région des Grands Lacs au Sud-Est des États-Unis. Pour la future ligne, «nous avons trouvé un fournisseur américain pour cette machine», détaille Orfeo Finocchi, le directeur général du fabricant d’équipements de logistique, sous un fanion «Proud to be American». Mais pas pour les plieuses ultra-automatisées, qui seront importées d’Italie.


Et ce n’est pas son seul casse-tête. Pour les démarrer, l’industriel sait qu’il va devoir faire venir des experts italiens dans l’Ohio. Or les visas sont longs et complexes à obtenir. Il fallait compter plus d’un an d’attente pour décrocher un visa H1B destiné aux travailleurs qualifiés, signale-t-il. Avant, en tout cas, que Donald Trump n’augmente à 100000 dollars le prix de ces visas prisés aussi par les géants américains de la tech.


Dans un pays au plein-emploi – le taux de chômage est à 4,5% –, l’ouverture des usines bute sur le manque de main-d’œuvre. Près de 435 000 postes industriels sont déjà vacants, souligne la National association of manufacturers. Même si les usines s’automatisent, les déportations de migrants lancées par l’administration compliquent l’équation. «Cela reste une épée de Damoclès», souffle Matthieu Gillet, le responsable industriel de Speed North America, dont une trentaine des 130 salariés sont latinos ou haïtiens. Implanté dans une petite ville rurale de l’Ohio, cerné par les champs, le champion mondial du fil pour débroussailleuse a eu peur d’en perdre une partie quand plusieurs se sont vus retirer leur permis de travailler, au début de l’été, par les services de l’immigration.

Nous avons une pénurie de main-d’œuvre. Cela va être un facteur limitant la croissance.

David Long, patron de la fédération professionnelle des électriciens

«Nous avons une pénurie de main-d’œuvre. Cela va être un facteur limitant la croissance», martèle David Long, le patron de la fédération professionnelle des électriciens, dont son bureau à mi-chemin entre le Capitole et la Maison Blanche. Son organisation aimerait une loi bipartisane sur l’immigration. En attendant, elle s’est battue avant l’été pour éviter la révocation du statut de certains migrants légaux. Rien que dans l’Ohio, près de 2000 électriciens auraient manqué à l’appel, freinant la construction des datacenters et des usines en cours…


Une cascade d’annonces source d’incertitudes


À Washington, les lobbyistes espèrent aussi une pause dans l’escalade de la guerre commerciale, à mesure que les élections de mi-mandat, fin 2026, se rapprochent. «Nous savons que cette administration est très engagée en faveur des droits de douane. Nous sommes très précis dans ce que nous demandons», se résigne Debra Phillips, la responsable de l’association de l’industrie électrique, qui ne s’attendait pas à une offensive aussi rapide. L’une de ces demandes serait justement d’obtenir des crédits d’impôt pour les entreprises investissant aux États-Unis.


À plus long terme, l’effet de cette cascade d’annonces est encore incertain. Le dynamisme du marché américain reste un attrait majeur, en particulier pour les entreprises européennes engluées dans une demande domestique molle. Selon plusieurs observateurs, depuis avril, davantage de PME se sont mises en quête de cibles outre-Atlantique dans un marché des fusions-acquisitions pourtant encore au ralenti. Il faudra pour cela se plier aux nouvelles règles du business à l’américaine, plus mouvantes. Le distributeur Sonepar a ainsi remplacé le mot «diversité» par «inclusion» dans ses documents de communication afin de se plier aux exigences de la Maison Blanche. Officiellement, sans rien changer à son contenu.


La politique commerciale et industrielle mandat après mandat


Barack Obama (2009-2017)

Le retour de la question industrielle


«L’une de mes priorités est la reconstruction de l’industrie», jurait-il en 2014. Sauveur des constructeurs automobiles américains en 2009, le démocrate a renforcé les contraintes du Buy american act en imposant de l’acier et du fer américains dans les projets d’infrastructures. Son objectif de doper les exportations en accélérant les accords commerciaux avec l’Asie est resté inachevé.


Donald Trump 1 (2017-2021)

Le début de la guerre commerciale


Panneaux solaires, machines à laver… Lors de son premier mandat, Donald Trump lance une salve de conflits commerciaux, y compris contre ses partenaires européens, taxés sur l’aluminium et l’acier. Mais la Chine reste sa principale cible, avec 335 milliards de dollars d’importations surtaxées.


Joe Biden (2021-2025)

Des subventions massives


Adopté en 2022, l’Inflation reduction act prévoit 365 milliards de dollars sur dix ans pour stimuler la production de technologies vertes. En parallèle, le Chips act flèche 52 milliards vers les usines de semi-conducteurs. Le Buy american act, lui, est porté à 75% sur tous les projets financés par des fonds fédéraux.


Donald Trump 2 (2025-…)

Une guerre commerciale XXL


La guerre commerciale change d’échelle avec son second mandat. Depuis janvier, le droit de douane moyen sur les importations américaines a bondi de 2,4 à 18,6% fin août, après la mise en place des droits «réciproques» et la négociation d’accords commerciaux avec l’Europe, le Japon et la Corée.