À la Maison des quartiers sud, les murs parlent et ils ont des visages. À travers dix-neuf photographies, l’exposition E Tre cità (Les trois cités) restitue la vie d’un Bastia souvent ignoré, celui des quartiers de Monserato, Lupino et Montesoru. En noir et blanc, les habitants s’y tiennent droits, regard face à l’objectif, comme pour reprendre possession de leur image.

Derrière ce projet né en 2019, la photographe Valérie Rouyer et le Centre méditerranéen de la photographie ont voulu rendre visibles ceux qu’on regarde rarement. « On s’est posté dans les quartiers, avec un petit parasol pour la lumière, se souvient-elle. Les gens passaient, on les interpellait. Ce sont des portraits naturels, sans artifice. »

L’appareil, posé à hauteur d’homme, capte la dignité du quotidien. « Pas de maquillage, pas de mise en scène. Le noir et blanc gomme les artifices, on est dans la chair, dans l’être », soutient celle qui est aussi responsable des expositions auprès du Centre méditerranéen de la photographie.

Mémoire d’un village urbain

Au-delà de l’éphémérité d’une exposition, E Tre cità est aussi un livre. Un ouvrage pensé pour durer, où les mots précèdent les images et prolongent la mémoire des visages.
Le texte d’ouverture, signé Jérôme Camilly, ancien journaliste, documentariste et grand reporter, raconte le quartier comme on entre dans un souvenir. En mêlant récits, proverbes, petites phrases du quotidien et fragments de mémoire.

Des phrases simples, à la fois drôles et poignantes, tissent la mémoire du lieu. « Lupino, Lupino, seul y vit celui qui n’a pas d’argent », ou encore ce regret d’un vieil habitant : « À défaut de mettre des héros corses au fronton des maisons, on a numéroté les bâtiments. »

Entre nostalgie et fierté, ces voix racontent un Bastia populaire, un village dans la ville, où les solidarités résistent mieux que le béton. « Les gens se connaissent, s’entraident, c’est un grand village », insiste Valérie Rouyer.

Des gueules, des regards malicieux, des traits étirés par le temps et des joues juvéniles peuplent les murs de la Maison des quartiers sud.Des gueules, des regards malicieux, des traits étirés par le temps et des joues juvéniles peuplent les murs de la Maison des quartiers sud. Lisandru-Francescu Olmeta »Ce n’est pas un safari social »

Pour Louis Panisi, chargé de mission à la cohésion sociale et pilier de la Maison des quartiers sud, ce travail dépasse la simple exposition. « On met en lumière des habitants sans que ce soit un zoo. Ce n’est pas un safari social. Ce sont des Bastiais à part entière. » Depuis près de trente ans qu’il œuvre dans les quartiers sud, il y voit une reconnaissance tardive mais essentielle. « C’est la mémoire du quartier. Le Bastia de mes 18 ans n’est plus le même, mais ces visages racontent la continuité. »

« Garder la lame, mais changer le fourreau »

Cette continuité, Grégory Kharitian la vit depuis trente-cinq ans à Lupino. Il y est arrivé adolescent, y a grandi, et y élève aujourd’hui ses enfants. « Ici, tout le monde se connaît. C’est un terroir, avec ses défauts et ses valeurs. Dans ce quartier populaire, il y a un sens de l’humain qu’on ne retrouve pas partout. »

S’il regrette la vétusté des immeubles et la lente dégradation du bâti, celui dont le visage se fond dans la mosaïque de ses semblables garde foi en l’avenir. « Le pessimiste dirait que le meilleur est derrière, moi je crois qu’il est devant. Il faut garder l’esprit tout en changeant la forme : garder la lame, mais changer le fourreau. »

Ensemble, ces gueules, ces regards malicieux, ces traits marqués par le temps et ces joues encore juvéniles composent une fresque urbaine à hauteur d’homme, où chaque visage devient témoin, chaque phrase une trace. Certaines des personnes photographiées ont disparu, mais leurs regards, eux, continuent de veiller sur le quartier.

« E Trè cità » est un projet mené dans le cadre du Contrat de ville de l’agglomération de Bastia avec le soutien de l’Agence nationale de la cohésion des territoires.