Une femme qui prend de l'aspirine depuis des années pour protéger son coeur d'éventuelles maladies cardiovasculaires.Pour le cœur, l’aspirine aurait tendance à perdre en efficacité lorsqu’elle est associée à un anticoagulant. © Freepik

L’aspirine, ou acide acétylsalicylique, n’est pas qu’un banal antalgique. Découverte à la fin du XIXᵉ siècle, elle s’est imposée, depuis les années 1970, comme l’un des piliers de la cardiologie moderne. Son effet antiagrégant plaquettaire (sa capacité à rendre le sang moins “collant”) permet de limiter la formation de caillots dans les artères, responsables d’infarctus ou d’accidents vasculaires cérébraux.

En France, selon la Caisse nationale d’assurance maladie, près de 3 millions de personnes prennent chaque jour de l’aspirine à faible dose (75 à 160 mg) dans un but de prévention cardiovasculaire. Pour la plupart, ce traitement est prescrit à vie après un infarctus du myocarde, une angioplastie avec pose de stent, ou une maladie des artères coronaires.

Mais depuis une dizaine d’années, un autre acteur est venu s’inviter dans le quotidien de ces patients : les anticoagulants oraux directs (AOD), comme le rivaroxaban, l’apixaban ou le dabigatran. Ils fluidifient eux aussi le sang, mais via un mécanisme différent, en bloquant la cascade de coagulation. Ils sont indiqués, par exemple, chez les personnes souffrant de fibrillation auriculaire, un trouble du rythme qui concerne environ 1,1 million de Français selon Santé publique France.

Or, quand un patient cumule maladie coronaire et fibrillation auriculaire, il se retrouve souvent sous double traitement antithrombotique : aspirine + anticoagulant. Une combinaison longtemps jugée “rassurante”… mais qui multiplie les risques d’hémorragie. Et c’est précisément cette double prescription que l’étude AQUATIC est venue examiner.

Aspirine + anticoagulant : est-ce vraiment un mauvais mélange ?  L’étude française AQUATIC rebat les cartes de la prévention cardiovasculaire

Lancée en 2019 et coordonnée par le CHU de Brest en lien avec 51 hôpitaux français, l’étude AQUATIC (Aspirin in Patients with Chronic Coronary Syndrome Receiving Oral Anticoagulation) avait un objectif simple : vérifier si l’aspirine apporte vraiment un bénéfice chez des patients coronariens stables déjà sous anticoagulant oral.

872 patients, tous atteints d’un syndrome coronarien chronique (une maladie des artères du cœur stabilisée depuis au moins 6 mois après un infarctus ou la pose d’un stent), ont été randomisés en double aveugle. La moitié a reçu un anticoagulant seul ; l’autre moitié le même traitement plus de l’aspirine à faible dose (100 mg/jour). 

Les chercheurs ont observé deux critères :

  • l’efficacité : réduction du risque de décès cardiovasculaire, d’infarctus, d’AVC, de nouvelle revascularisation ou d’ischémie aiguë d’un membre ;
  • la sécurité : absence d’hémorragies majeures (selon la définition internationale ISTH).

L’étude a été publiée le 23 octobre 2025 dans le New England Journal of Medicine et présentée en avant-première au congrès de la Société Européenne de Cardiologie (ESC) à Londres.

Le verdict : l’aspirine fait plus de mal que de bien

Au terme du suivi, 16,9 % des patients du groupe aspirine + anticoagulant ont présenté un événement cardiovasculaire majeur, contre 12,1 % dans le groupe “anticoagulant seul”. Une différence statistiquement significative.

La mortalité toutes causes confondues était, elle aussi, plus élevée avec l’aspirine : 13,4 % contre 8,4 %. Et du côté des hémorragies majeures, le constat est sans appel : 10,2 % avec l’aspirine contre 3,4 % sans.

En clair, dans cette population spécifique de patients coronariens stables sous anticoagulant, l’ajout d’aspirine n’apporte aucun gain en protection, mais triple le risque de saignement grave.

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Au-delà des chiffres, AQUATIC invite à une réflexion plus large : faut-il toujours “faire plus” pour protéger le cœur ? Pendant longtemps, le réflexe médical a été d’accumuler les couches de traitement : aspirine, clopidogrel, anticoagulant… Une armure thérapeutique contre les caillots. Mais une armure trop lourde finit parfois par blesser celui qu’elle protège.

Les cardiologues parlent aujourd’hui de “médecine de la balance”. Trouver pour chaque patient l’équilibre entre risque ischémique et risque hémorragique. Chez un patient fraîchement infarcté, l’aspirine reste incontournable ; chez un patient stabilisé depuis des mois, déjà anticoagulé, elle devient souvent superflue.

Le professeur Philippe Gabriel Steg, co-auteur de l’étude et chef du service de cardiologie à l’hôpital Bichat, résumait déjà lors du congrès de l’ESC : « Ce n’est pas une question d’ajouter, mais d’ajuster ».

Quelles conséquences pour les patients ?

L’étude AQUATIC ne signifie pas qu’il faut arrêter son aspirine tout seul. Les participants étaient dans une situation très précise : maladie coronaire stabilisée, stent posé depuis plus de 6 mois, et anticoagulation déjà prescrite pour une autre raison. Cela ne concerne donc pas les patients tout juste sortis d’un infarctus, ni ceux sans anticoagulant.

En revanche, pour les cardiologues français, ce travail change la donne :

  • Dans ces profils à haut risque hémorragique, la monothérapie anticoagulante pourrait devenir la nouvelle norme, à la place de la double association.
  • Les futures recommandations européennes (ESC 2026) devraient en tenir compte, selon le communiqué officiel de la Société Européenne de Cardiologie.

L’aspirine à tout prix : une page se tourne

Ce n’est pas la première fois que le dogme de l’aspirine vacille. En 2018, déjà, l’étude ASPREE montrait que, chez des personnes âgées sans antécédent cardiovasculaire, l’aspirine en prévention primaire augmentait les hémorragies sans bénéfice net.

Puis en 2019, COMPASS avait exploré la piste inverse. Ajouter un peu d’anticoagulant (rivaroxaban à très faible dose) à l’aspirine pour renforcer la protection cardiaque. Résultat : un bénéfice modeste, mais un risque de saignement accru.

AQUATIC, elle, renverse la logique. Chez les patients déjà anticoagulés, c’est l’aspirine qui devient le “trop-plein”. Ces trois études racontent, à elles seules, l’évolution de la cardiologie moderne : mieux comprendre la frontière entre protection et excès.

À SAVOIR 

L’aspirine, ou acide acétylsalicylique, reste l’un des médicaments les plus utilisés au monde. On estime qu’il s’en consomme plus de 100 milliards de comprimés chaque année, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Initialement extraite de l’écorce de saule blanc, elle a été synthétisée pour la première fois par Bayer en 1897, avant de devenir le premier médicament vendu sans ordonnance.

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