Portés par deux approches du cinéma très différentes, ce
sont des récits qui se font pourtant écho. Deux miracles réels, improbables,
qui racontent chacun un grand pan de la dite «grande histoire». L’un et l’autre concernent une construction architecturale qui occupe une place significative dans l’histoire de la France contemporaine.

Dans l’enquête documentaire de Dominique Cabrera, la modestie
des moyens souligne l’ampleur des événements évoqués et les rend proches
jusqu’à l’intime. Avec les ressources d’un cinéma de fiction
classiquement narratif et illustratif, mais qui contribuent à rendre plus romanesque encore le déroulement de
faits effectivement advenus et qui ont des effets bien visibles dans le
paysage de la France, tout en témoignant d’une période de son histoire.

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Le premier aurait pu s’appeler «L’Inconnu d’Orly», le second «Le
Dernier Plan de la Grande Arche». Ni ce que racontent les films ni la manière
dont ils sont faits ne se ressemblent. Et pourtant, ils témoignent ensemble des
capacités inventives du cinéma à donner accès à de quoi est tissé le monde que
nous habitions.

«Le Cinquième Plan de La Jetée», de Dominique Cabrera

Il y avait un chef-d’œuvre qui ne ressemble à rien d’autre
dans l’histoire du cinéma. C’était court –28 minutes– avec presque uniquement des
photos, en noir et blanc. Le temps et l’amour, la «Troisième Guerre mondiale», un
souvenir d’enfance fatal. Le titre: La
Jetée
.

Il y avait ce nouvel aéroport, matérialisation des Trente Glorieuses (1945-1973) qui faisaient la fierté de la France, ce pays qui était en ce moment
en train de perdre sa guerre coloniale contre des Algériens qui allaient enfin
conquérir leur indépendance. Les familles françaises allaient sur la jetée
d’Orly s’émerveiller d’un présent tourné vers le futur, les familles des
Français d’Algérie atterrissaient là, désemparées, passé détruit, avenir bouché.

C’était le début de l’année 1962, quand furent prises les photos qui composent le début de La Jetée, sur la passerelle alors ouverte au public qui domine les pistes de l’aéroport d’Orly. Dominique Cabrera, née en décembre 1957 à Relizane (Algérie) et qui deviendra une cinéaste (pas assez) connue pour un considérable
travail, fiction et documentaire alternés ou mêlés, y avait atterri quelques semaines plus tôt avec ses parents.

C’était le printemps 2018, il y avait à la Cinémathèque
une exposition consacrée au réalisateur du film La Jetée, Chris Marker, et un visiteur découvrait ce court-métrage
de science-fiction à nul autre pareil. À la deuxième minute, soit avant que le
personnage principal voit quelque chose qui allait marquer sa vie et décider de
son destin, lui, le visiteur voit quelque chose: lui-même.

En tout cas, il le croit. Il ne connaissait pas La Jetée, ni Chris Marker, mais il a une cousine, Dominique. Ensemble,
ils revoient le film, observent cette cinquième photo, qui montre un petit garçon de dos accompagné de deux adultes
qui pourraient être les parents de ce cousin Jean-Henry. Et à partir de là…

Devant cette image de La Jetée, les proches de Chris Marker ou les membres de la famille Cabrera laissent courir souvenirs, hypothèses et émotions. | Les Alchimistes

Devant cette image de La Jetée, les proches de Chris Marker ou les membres de la famille Cabrera laissent courir souvenirs, hypothèses et émotions. | Les Alchimistes

À partir de cette image par elle-même si peu spectaculaire,
se déploient, s’entrecroisent et s’éclairent une multitude de récits, de manières improbables et sans cesse plus extraordinaires. Il y a l’histoire des
rapatriés d’Algérie et celle de l’invention d’un film si particulier, devenu
une référence majeure de tout ce qui allait s’inventer au cinéma, en particulier de science-fiction. Il y a l’histoire de Chris Marker, l’histoire de la famille Cabrera et même l’histoire de l’acteur
principal de La Jetée.

Pas à pas, avec une souriante obstination et en compagnie de
ses proches –celles et ceux de sa famille, celles et ceux de sa famille de
cinéma–, Dominique Cabrera remonte les pistes, fait raconter, retrouve d’autres
images, laisse apparaître des souvenirs, accueille les jeux avec les
hypothèses, écoute comment chacun voit, comprend, se rappelle.

L’une des très belles idées du Cinquième Plan de La Jetée est d’avoir construit le film en grande partie depuis
une salle de montage, où apparaissent les images des films de Chris Marker, où les
découvrent les membres de la famille Cabrera, où viennent raconter les compagnons de route du cinéaste.
Chaque sortie de cette boîte noire est comme une excursion, dans le monde réel,
dans le passé, dans les souvenirs, toujours surgie de ce lieu matrice – qui est
aussi une métaphore du cinéma lui-même.

Il n’y a plus une coïncidence, il y en a cinq, dix. Il y a
ce que l’on sait, ce que l’on croit, ce qui reste ou redevient précieux. C’était
«juste une image», comme disait Jean-Luc Godard, et même le grand inventeur d’images
mémorables et fertiles qu’était Chris Marker ne savait pas que celle-là recelait tant de
potentialités.

Alors vient, joyeusement, y compris si des drames intimes ou collectifs
participent de tout ce qui apparaît, l’hypothèse qui soutient Le Cinquième Plan de La Jetée: que toute image est possiblement
porteuse de tant de récits, de perspectives, d’échos.

Et de ce «petit film» que fait, de manière artisanale,
Dominique Cabrera, à propos d’une simple photo extraite d’un court-métrage d’il
y a soixante-treize ans, s’épanouit quelque chose d’une vigoureuse ampleur, vivante et
mystérieuse, donnant envie que tant de chemins encore soient explorés encore plus
avant. Un film, quoi.

Le Cinquième Plan de La Jetée

De Dominique Cabrera

Durée: 1h44

Sortie le 5 novembre 2025

«L’Inconnu de la Grande Arche», de Stéphane Demoustier

Cette fois, ce qui s’est vraiment passé est si extraordinaire qu’il y a
à peine besoin de trouver une forme cinématographique pour le raconter. L’histoire du choix du
projet de la Grande Arche de La Défense et de son architecte par François
Mitterrand
 –et ce qu’il en est advenu– avait donné lieu à une version à peine
romancée, le livre La Grande Arche, de Laurence Cossé (janvier 2016).

Comme annoncé dans un carton liminaire, Stéphane Demoustier
a ajouté des éléments romanesques, notamment autour de l’épouse du personnage
principal, tout en réduisant significativement le nombre de protagonistes. Outre l’architecte danois Johan Otto von
Spreckelsen
et son épouse, il s’agira du président français, de son
conseiller pour les grands travaux et de l’architecte français Paul Andreu (le bâtisseur
de l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle
), adjoint bon gré mal gré au génie visionnaire
scandinave.

L'architecte adoubé par le président (Claes Bang) et sa femme (Sidse Babett Knudsen), complices sous les ors de la République. | Le Pacte

L’architecte adoubé par le président (Claes Bang) et sa femme (Sidse Babett Knudsen), complices sous les ors de la République. | Le Pacte

Le meilleur parti pris de la reconstitution de cette affaire
mémorable des années 1980, qui culmina avec les célébrations du bicentenaire de
la Révolution française, est de jouer le plus possible sur le registre de la comédie. C’est
particulièrement vrai à propos de François Mitterrand et de son conseiller, l’urbaniste Jean-Louis Subileau, rebaptisé
Subilon, savoureusement interprétés respectivement par Michel Fau et Xavier Dolan.

Ni révérencieux ni inutilement ironique, clairement décalé
(y compris physiquement), cette approche aide à accompagner le parcours
chaotique qui mena à la construction de l’hypercube conçu par cet architecte
inconnu, confronté aux aléas politiques, architecturaux, urbanistiques et d’egos, qui ont jalonné sa réalisation et lui ont donné sa forme actuelle, en partie
différente de ce qu’avait rêvé son concepteur.

Le chantier de la Grande Arche, où s'affrontent de multiples ambitions. | Le Pacte

Le chantier de la Grande Arche, où s’affrontent de multiples ambitions. | Le Pacte

Tout autant qu’une évocation de cette aventure bien réelle,
dont les traductions sous forme de chantier sont très bien rendues, il s’agit
en effet de discuter la place de l’auteur dans la création d’une œuvre
collective à vocation publique. À cet égard, L’Inconnu de la Grande Arche fait curieusement écho à Nouvelle Vague, avec une mise en récit
assez différente –et bien moins positive– du rôle et des possibilités
d’accomplissement d’une création.

Plus que les contraintes liées à la cohabitation à partir de
1986
ou plus que les divergences entre les deux architectes –la star française et le maverick danois–, les échanges entre Johan Otto von Spreckelsen et sa femme, inventés par le scénariste, discutent avec pertinence
la place de l’artiste dans un projet collectif. Plus généralement, ils mettent en débat au nom de
quoi transiger ou ne pas transiger, ce qui est loin de ne concerner que
l’architecture et le cinéma.

C’est la richesse de ce film signé d’un réalisateur qui,
lui, n’a clairement aucune prétention d’auteur, aucun souci d’inventer une
forme en accord avec ce dont il parle.

Sorte de Paul Andreu de la réalisation,
efficace et raisonnable, Stéphane Demoustier raconte l’histoire féérique et tragique d’un «autre», dont on ignore jusqu’à quel point il l’envie ou le trouve absurdement déraisonnable, voire suicidaire. Laissant au spectateur le soin d’en décider, plutôt selon ce qu’il pensait déjà que grâce à ce qui a été montré, ce sera
l’autre inconnue de L’Inconnu de la Grande Arche.

L’Inconnu de la Grande Arche

De Stéphane Demoustier

Avec Claes Bang, Sidse Babett Knudsen, Xavier Dolan, Swann Arlaud, Michel Fau

Durée: 1h46

Sortie le 5 novembre 2025