Sergueï Loznitsa est ukrainien, né dans ce qui s’appelait encore la Biélorussie soviétique, et l’auteur de films documentaires, dont un est sorti il y a quelques semaines, et de films de fiction, souvent un peu moins bons il me semble. Deux procureurs, long-métrage sélectionné au dernier festival de Cannes fait partie de cette seconde catégorie, et je craignais, d’autant que j’en avais lu le synopsis, – une histoire de prison politique dans les années trente, le pensum et la comparaison forcée entre la Russie d’alors et celle de Vladimir Poutine : Deux procureurs est certes un film démonstratif et littéral, mais sous sa forme d’une fable grotesque, il est nettement moins étouffant que prévu.
Nous sommes en 1937, à l’époque de purges massives et cruelles dans l’appareil soviétique. Dans la cellule vide d’une grande prison, on a donné à un homme sans âge, maigre, hirsute et vêtu de haillons un grand sac bourré de petits papiers pliés et une unique allumette. Son labeur ce jour-là consiste à brûler dans un poêle les lettres de recours postées par des milliers de prisonniers réclamant justice. Parmi ces courts messages désespérés, l’un écrit avec le sang a miraculeusement fait son chemin. Aussi un matin, un jeune procureur dénommé Kornev tape à la porte de la prison pour s’entretenir avec le prisonnier qui l’a signé. Tout fraîchement sorti de l’école? il ne se laisse guère impressionner par la surprise et la réticence des fonctionnaires sur place, qui le font poireauter des heures sur une petite chaise, ou prétendent que celui qu’il entend voir est atteint d’une maladie extrêmement contagieuse. Voici Kornev dans la cellule immonde d’un homme épuisé, qui lui montre un corps roué de coups, et lui confie une mission : rapporter en haut lieu, là où l’homme soviétique est encore pur, ce qu’il se passe pour les vrais serviteurs de la Russie. Évidemment, de pureté il n’y a guère, et il faudra tout le film pour que notre héros ne s’en rende compte, trop tard.
La boucle est bouclée
Au début du film il y a une blague, qu’un des chefs de la prison raconte à son camarade. C’est l’histoire de deux bolchéviques. L’un demande à l’autre : “tu faisais quoi pendant la révolution ? Le deuxième répond : “j’attendais en prison”. “Et après la révolution ?” “La prison m’attendait”. Cette figure de chiasme illustre parfaitement la forme de Deux Procureurs, un film comme une boucle, qui s’achève exactement comme il a commencé, par une entrée en prison, et qui suggère que le mouvement ne s’arrêtera pas là : c’est là sans doute que réside la leçon historique du film de Loznitsa, qui illustre une mécanique répressive autoritaire et arbitraire qu’il constate toujours aujourd’hui en Russie.
Pour autant il me semble que le film va au-delà de l’illustration et de la démonstration politique, de la même manière qu’il ne regarde pas seulement, du point de vue formel, vers les éternels Dostoïevski ou Kafka que citent la plupart des critiques, et dont on finit par assécher l’oeuvre à force de toujours comparer à leur aune la nouvelle production venue de l’Est européen – c’est un peu comme quand on dit “l’âme russe”, on ne sait plus vraiment ce que ça veut dire.
Ce qui me plaît dans le film de Loznitsa c’est notamment son humour, un comique cruel et grotesque, qui transparaît par exemple dans une séquence centrale magistrale où le jeune procureur se lance sans convocation dans un palais moscovite à la recherche du procureur général. C’est une séquence filmée comme un ballet, où chacun semble tenir son rôle jusqu’à ce que la mécanique déraille, quand une secrétaire maladroite fait tomber un dossier dans une escalier, et que le jeune homme se penche pour l’aider devant une foule soudain figée. On dirait du Jacques Tati, du Tati radicalisé dans une version terrifiante, mais dont on n’a pas aboli la fantaisie pour autant. C’est cet esprit qui donne de l’air et paradoxalement de l’inquiétude dans un film qui serait autrement lui-même fermé comme un cachot.