Le créateur de Breaking Bad sort enfin de l’univers Heisenberg avec Pluribus, une série ambitieuse et existentielle portée par Rhea Seehorn. Vince Gilligan y projette ses propres angoisses et sa vision inquiète du monde moderne.
« Je suis plutôt du genre verre à moitié vide »
« Je suis plutôt du genre verre à moitié vide », confie Vince Gilligan, le légendaire créateur de Breaking Bad, co-créateur de Better Call Saul et éternel gentleman d’Hollywood. « Quand je fais des interviews ou que je suis dans la salle des scénaristes, j’essaie d’être sympa, parce que c’est agréable de voir les gens sourire. Mais mon vrai moi, c’est surtout le côté négatif. »
Ce côté sombre s’exprime pleinement dans Pluribus, sa nouvelle série, la première depuis la fin des aventures de Walter White et Saul Goodman, il y a trois ans. Un monde entièrement nouveau, centré sur Carol — décrite par Apple TV+ comme « la personne la plus misérable sur Terre ».
« Je ne suis pas si différent de Carol », poursuit Gilligan. « Le sarcasme, la négativité, la misère générale… c’est la partie la plus facile à écrire pour moi, honnêtement. »
Quitter le royaume d’Heisenberg
Cette approche pessimiste explique sans doute pourquoi il aura fallu près de vingt ans à Gilligan pour oser quitter ce que les fans appellent « l’univers Heisenberg » : celui de Walter White, Jesse Pinkman et Saul Goodman. Beaucoup auraient profité du succès colossal de Breaking Bad pour se lancer dans un projet rêvé. Pas lui.
« J’étais nerveux à l’idée de quitter cet univers », admet-il.
Il se souvient des années de doute après X-Files, avant que Breaking Bad ne vienne bouleverser sa vie. « Certains diront que j’ai eu de la chance très tôt, et c’est vrai. Mais il y a eu des années d’errance où je me disais : “Je n’y arriverai jamais.” Et puis Breaking Bad est arrivé, et c’est devenu quelque chose qui a dépassé tout ce qu’on aurait pu imaginer. Ça me sidère encore aujourd’hui. »
« Ce n’est pas de la fausse modestie, ni du “aw shucks” performatif », précise-t-il. « Je le pense sincèrement. On a eu les bons acteurs, au bon endroit, au bon moment. Si Breaking Bad était sortie dix ans plus tôt ou plus tard, peut-être que personne n’en parlerait. Le timing, c’est de la chance — et la chance, c’est du timing. »
Pluribus : une série hors normes
Cette fois, Gilligan a utilisé son “chèque en blanc”. Et il l’a fait en grand : Pluribus affiche un budget de 15 millions de dollars par épisode, soit cinq fois plus que Breaking Bad. Un pari audacieux pour une création originale à l’heure où l’industrie ne jure plus que par les franchises.
Apple TV+ mise donc tout sur un nom : Vince Gilligan. Le pitch reste mystérieux : « La personne la plus misérable sur Terre doit sauver le monde du bonheur. »
Le rôle principal est tenu par Rhea Seehorn, inoubliable Kim Wexler dans Better Call Saul. Pas de star planétaire, pas d’univers connu — seulement un créateur au sommet de son art.
« Dit comme ça, tu me fais un peu peur », lâche Gilligan, amusé.
Il n’a pourtant rien à craindre : Pluribus est une réussite éclatante. La série conjugue la narration patiente de Breaking Bad et Saul avec la folie conceptuelle de X-Files, tout en déployant un sens visuel affiné.
On y retrouve Seehorn dans une performance magnétique, capable d’osciller entre tragédie, burlesque et désespoir muet. Certaines scènes, comme celle où Carol creuse une tombe, sont à la fois étranges et captivantes.
D’Albuquerque aux Canaries
Pour la première fois, Gilligan a tourné hors d’Amérique du Nord, notamment en Espagne du Nord et aux Canaries. Mais, fidèle à ses racines, Carol vit toujours à Albuquerque.
Un choix de cœur : le réalisateur y a acheté une maison avec son épouse Holly Rice, et continue de travailler avec la même équipe technique depuis près de vingt ans. « On se comprend presque sans parler », dit-il.
L’humanité face aux machines
Si Pluribus explore la misère humaine, elle résonne aussi avec une angoisse bien réelle : celle de l’intelligence artificielle.
« Si vous voulez vraiment me réveiller en sueur à trois heures du matin, l’IA, c’est le bon bâton pour me piquer », confie-t-il.
« Mais une part plus profonde de moi se dit que les êtres humains voudront toujours des histoires créées par d’autres humains. Pas des histoires aspirées par Sam Altman et ses gars à partir de milliers d’années d’art et de littérature, régurgitées sous une forme “nouvelle”. »
Gilligan craint aussi la dépendance de Hollywood aux franchises : « Star Wars, c’est génial. Marvel, c’est génial. Je suis un grand fan de Star Trek. Mais à un moment, les nouvelles générations ont besoin de leur propre Star Wars. Quand le système ne produit plus que ça et qu’il n’y a plus de place pour les idées originales, c’est la mort d’une civilisation. »
Il sourit, presque fataliste : « Ai-je de la chance de pouvoir faire quelque chose d’original ? Oui. Et ça me rend triste que ce soit devenu si rare. »
Par Alan Sepinwall
Traduit par la rédaction