Pendant une nuit et un (long) service, on a arpenté la rue qui concentre quelques-uns des restos les plus cool de la capitale. Et on a discuté avec ceux qui en sont à l’origine.
Tout a commencé en 2013, dans une rue que les restaurateurs fuyaient. Pas assez bankable, pas assez rentable, pas assez cool, et surtout pas vraiment sexy. Plus de dix ans plus tard, les choses ont changé. La rue des Petites-Écuries, autrefois mal-aimée, est devenue l’épicentre d’une gastronomie décomplexée, à l’aise dans ses souliers. Pour Konbini, Arnaud Lacombe, le fondateur de la galaxie Savoir Vivre, qui regroupe les restaurants Vivant 2, Déviant, Le Collier de la Reine et Il Camino, et son bras droit Clément Jeannin, rembobinent leurs souvenirs et nous racontent cette épopée avant-gardiste, libre et exigeante, qui a transformé un quartier tout entier, en s’affranchissant des tendances et des ficelles trop évidentes de l’époque. Comme s’ils avaient tout compris, ou presque, avant tout le monde, à ce que devait être la gastronomie de demain.
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Konbini | On a connu la rue des Petites-Écuries très calme, et en retrait. Mais depuis quelques années, Vivant 2, Déviant, des chefs très en vogue et des salles remplies, sont venus la réveiller… Quand, et comment, toute cette aventure culinaire est-elle née dans ce quartier parisien longtemps laissé à l’abandon ?
Arnaud Lacombe | Tout a commencé avec Vivant en 2013, que l’on a positionné en fine dining, rebelle mais avec une vraie expérience de restaurant où tu dois forcément réserver, un sommelier, un maître d’hôtel. Puis on avait également une clientèle qui voulait continuer à venir boire des bonnes bouteilles sans forcément l’expérience Vivant au global, on s’est dit : « Il faut ouvrir un autre lieu à côté, où tu n’as pas forcément de table ou de tabouret mais tu as une cuisine de qualité, un super staff et du bon vin sans avoir besoin de réserver ». C’est comme ça que Déviant est né il y a sept ans. On a toujours fonctionné de cette manière, à l’opportunité.
À cette époque, dans ce quartier qu’aucun restaurateur (ou presque) n’avait souhaité investir, il a été difficile de se lancer et de construire un projet culinaire comme celui dont vous rêviez ?
Arnaud Lacombe | Tout s’est fait de manière organique, très naturellement, on saisit l’opportunité même si cela peut être une prise de risque. Paris n’était pas aussi développée dans l’offre : petites assiettes à partager-comptoir. À l’époque, on notifiait l’ouverture du Petit Célestin, du Dauphin, du Clown Bar. On a réussi assez rapidement à se démarquer par rapport à l’offre que l’on proposait, très précise et plutôt novatrice, je pense même que l’on a pu insuffler quelque chose à d’autres acteurs du secteur.
Clément Jeannin | Le Baratin était également une source d’inspiration sur la partie vin de mon côté, qui m’a donné envie de pousser encore plus la proposition de Savoir Vivre. L’idée était de ne pas pâlir face à une offre ultra juste où, si un client te disait qu’il voulait quelque chose qui n’était pas sur la carte, d’une autre année, on pouvait aller lui dénicher la bouteille parfaite dans notre cave.
Quelle était la réalité de ce bout de rue, celle des Petites-Écuries, à votre arrivée ?
Arnaud Lacombe | Il y a dix ans, la rue des Petites-Écuries était vraiment un « no man’s land ». Mais j’ai simplement vu une opportunité de se positionner en périphérie du cœur d’un quartier qui commençait à se développer.
Est-ce que cela a été compliqué d’imposer ce projet, varié et pluriel, dans ce quartier ? Pourquoi ?
Arnaud Lacombe | Pas si compliqué. Au contraire, cela a été plutôt simple au vu de la non-concurrence – les gens ont bien accueilli le projet car il y a une belle diversité dans les commerces de proximité : le bar-tabac du coin de la rue, Ozlem, la boulangerie de quartier, une asso communautaire… Une vraie vie de quartier diverse et équilibrée. Pas encore de vague de touristes – ce qui permet de maintenir une belle énergie. Et même si parfois les voisins ont pu se plaindre du bruit généré par les établissements, certains parents étaient quand même ravis de pouvoir laisser les clés de leur appartement aux membres du staff poli, pour que leurs enfants puissent les récupérer plus tard par exemple. (Il sourit)
Clément Jeannin | Quand la qualité est au rendez-vous, c’était, oui, plutôt une chance de s’imposer dans un quartier où il y avait peu de concurrence mais qui, autour, recense une belle clientèle qui en a fait un lieu où ils aimaient revenir.
Comment avez-vous pensé et imaginé la diversité et la singularité des différents lieux et restaurants : Déviant, Vivant 2, Le Collier de la Reine, Il Camino… ?
Arnaud Lacombe | L’ADN du collectif se reconnaît de loin, tout en étant semblable à nul autre. Les projets sont nés de manière organique les uns après les autres. Chaque adresse révèle un fil rouge clair : des lieux vivants, des cuisines créatives et une approche libre et instinctive de l’hospitalité. Savoir Vivre actionne, comme une machine bien huilée, ses diverses adresses gastronomiques uniques, à contre-courant des tendances, du bling, du surfait et du « trop-fait » dont regorge la capitale. Une vision de l’hospitalité singulière, vivante et pérenne qui nourrit chaque adresse du groupe. On avait envie d’une proposition de qualité à tous les niveaux que ce soit dans l’assiette, dans la sélection des vins, au niveau du personnel. Même si chaque lieu a ses caractéristiques spécifiques, il y a une unité commune.
Quelle est l’âme et la spécificité de chacun de ces quatre restaurants ?
Arnaud Lacombe | Vivant : rebellious fine dining (impossible de trouver un pendant français). La première adresse du collectif orientée gastronomique avec une expérience singulière. Déviant : le wild side, le petit frère rebelle de Vivant. Un repaire où bien boire, bien manger, parler fort et tout simplement s’attarder. Il Camino : trattoria Italo Disco. L’élégante trattoria qui incarne une véritable enclave italienne, où l’ADN traditionnel se transforme en une expérience plus intime. Collier de la Reine : brasserie punk, à mi-chemin entre bonne brasserie française et pub anglais.
Comment décririez-vous votre place, votre présence et votre rôle dans ce quartier ? Pourquoi l’énergie de ces quatre lieux, collés les uns aux autres, est-elle unique et inédite ?
Clément Jeannin | Il y a un véritable match-making entre le lieu et les personnalités qui travaillent. On y ressent une véritable vie de quartier, un lien entre les quatre lieux par le service, par l’incarnation des lieux et du mix des personnalités sur place. Les lieux sont tellement forts par eux-mêmes initialement, par leur identité, qu’ils déteignent également sur les personnalités qui y travaillent.
De l’extérieur, il émane une énergie assez fascinante : les bougies, les chefs tout en blanc, bien habillés… C’est un parti-pris ? Un volonté esthétique ?
Clément Jeannin | La direction artistique est un vrai parti pris et une volonté de notre part, tout le monde est en blanc. D’un côté, elle unifie les adresses, donne un effet de groupe, c’est presque un peu impressionnant. Et en même temps tout le monde est à égalité mais n’uniformise pas les personnalités de chacun. Chaque personnalité ne ressort du coup pas par l’habillement mais par ce que chacun dégage. Tout est pensé dans le détail. Et parce que l’offre proposée est parfois clivante, c’est presque rassurant l’élégance.
Arnaud Lacombe | Et puis, ça détend presque l’atmosphère, ça permet de concentrer le discours global sur des choses plus importantes. Par exemple, si un gars du staff ne m’a pas resservi de l’eau tout de suite, je vais malgré tout être attentif au fait qu’il soit souriant, poli, qu’il soit très pro.
Comment travaillez-vous à maintenir votre identité, votre « griffe », unique et singulière, à travers plusieurs établissements, depuis tant d’années ?
Arnaud Lacombe | Je crois que ce qui plaît avant tout chez Savoir Vivre, c’est que notre identité est bien réelle car elle répond à des problématiques ressenties et incarnées, il n’y a pas de business plan de départ. On a toujours fonctionné à l’opportunité. On n’aurait jamais eu la clientèle que l’on a sans cela selon moi.
Quand on voit l’anniversaire de Déviant, c’est hallucinant pour nous de recroiser toutes ces têtes, tous ces gens qui nous suivent depuis des années. Pour moi c’est le cas, car on n’a jamais été dans un ADN « marketing ». Pour moi, on a une réflexion de « groupe » d’un point de vue de gestion mais on n’a jamais pensé la croissance pour la croissance. Ce n’est pas notre état d’esprit.
Est-ce qu’il est difficile de maintenir cet équilibre, cette énergie ?
Arnaud Lacombe | On essaye toujours d’être très précis tout le temps, de rester dans le cadre. Chaque établissement a son brief, son univers, sa proposition. On n’hésite pas à rectifier parfois grâce à notre cahier des charges initial notamment. Une offre qui doit demeurer telle et singulière dans chaque établissement, et pas dans un autre.
Quelles sont les forces, avantages, et inconvénients, de détenir quatre restaurants côte à côte, dans la même rue ?
Clément Jeannin | Plutôt des avantages, en tout cas en termes sde logistique. En termes de management et de gestion, c’est toujours plus simple que d’avoir des établissements dans plusieurs coins de Paris. En revanche, au quotidien la gestion est serrée, car elle recense une énorme équipe concentrée au même endroit.
Arnaud Lacombe | Ça facilite le savoir-faire aussi, l’entraide entre les chefs si besoin d’aide, d’être dépanné, de filer un coup de main à l’un ou à l’autre. C’est une vraie dynamique d’équipe.
Vous avez eu un flair incroyable, au cours de ces dernières années, pour choisir des cuisiniers qui ont brillé chez vous, puis explosé par la suite, dans leurs carrières respectives. Comment choisissez-vous les chefs et cheffes qui viennent occuper les fourneaux de ces quatre établissements ?
Arnaud Lacombe | On a plutôt privilégié, depuis le départ, des chefs de talent, qui avaient une vraie connaissance de la cuisine, un savoir-faire et une vision, plutôt que des autodidactes. Sota Atsumi a pris son premier poste de chef chez Vivant, en sortant de chez Joël Robuchon, par exemple. C’était comme « un tremplin » de chefs, d’une nouvelle génération créative. On appuie également beaucoup sur l’esprit d’équipe et la qualité de travail au sein de nos établissements pour trouver la bonne formule. Ceci dit, on sait qu’on a eu de la chance, notamment pour dénicher les bons profils au bon moment. Le feeling et l’esprit d’équipe sont également importants.
D’un point de vue extérieur, tout le monde le dit, et moi le premier, vous avez offert à cette rue une énergie inédite, singulière, et aussi très « cool », voire la plus « cool » de Paris – même si des médias anglo-saxons ont attribué ce titre à la rue de Belleville. Qu’en pensez-vous ? Est-ce que j’exagère ?
Clément Jeannin | (Il rit) Je pense que les deux énergies n’ont rien à voir, Belleville est une fourmilière même si le quartier a changé. Disons que ce n’est pas la même offre que chez nous, donc difficile de comparer les deux.
Arnaud Lacombe | « Cool » est peut-être un peu réducteur, je vois plutôt cela comme un train de bons vivants et de savoir-vivre dans lequel tu peux décider de sauter si tu en as envie et où tu seras toujours le bienvenu, que tu sois cool ou non finalement ! Ça nous plaît tout autant d’avoir une grand-mère qui invite ses petits-enfants au premier service et ce même si ce n’est pas la « véritable étiquette du cool ».