Par

Antoine Grotteria

Publié le

14 nov. 2025 à 6h26

« Ici, on ne part sans un petit verre de rhum ! » Dans la matinée grisâtre d’un jour de novembre 2025, Alex Broussillon enjoint ses invités à un moment lumineux. Sur la table, des brochettes de fruits, piquées de tomates, de raisins et de clémentines, ont été disposées sur un plateau. Une bouteille de rhum venue de Guadeloupe attend les convives. À 71 ans, cet ancien salarié à l’hôpital de Pointe-à-Pitre conserve précieusement tout ce qui a trait à l’île dans laquelle il a grandi. Depuis quinze ans, la vie de cet homme atteint de cécité se déroule au 64 rue Petit, dans le 19e arrondissement de Paris. C’est dans ce bâtiment géré par l’association Valentin Hauÿ (AVH) qu’une trentaine de personnes malvoyantes et aveugles sont logées. Y figurent, -outre Alex-, Véronique Linard, Loïc Clément et Jeanine Deunff. Ensemble, ces retraités rencontrés par actu Paris, se battent pour conserver leur résidence.

Un transfert dans une friche

Aux racines de cette mobilisation, un projet : celui porté par l’association Valentin Hauÿ. Cette institution vieille de 135 ans, qui accompagne l’insertion des personnes malvoyantes et aveugles, souhaite transférer les résidents de la rue Petit, où figure son siège, à Nanterre, dans une résidence flambant neuve du quartier de La Folie. D’autres résidences étudiantes et séniors seront également édifiées.

« C’est ici que le grand bidonville était installé. C’est aussi ici qu’est née une partie de la contestation de Mai-68, avec l’intervention de Daniel Cohn-Bendit. Désormais, c’est ici qu’on va rassembler les aveugles »

Jeanne Dunff, 91 ans
Résidente au 64 rue Petit, membre du comité de défense

Cette grande dame, ex-professeure, n’a pas l’habitude de mâcher ses mots.

Dans le studio d'Alex Brousillon, doté d'une petite kitchenette et de tout le mobilier nécessaire.
Dans le studio d’Alex Broussillon, avec Jeanine Dunff (ici en image), doté d’une petite kitchenette et de tout le mobilier nécessaire. (©AG/ actu Paris)

Officiellement, l’association Valentin Haüy, contactée par actu Paris, promet aux résidents « de nombreux services pour accompagner et améliorer le quotidien des résidents, avec des infrastructures modernisées et rendues plus accessibles », avec « des espaces communs conviviaux, des équipements innovants, ainsi que des loggias privatives pour certains appartements ». Côté transports, un minibus pourrait être déployé, et le réseau PAM (personnes à mobilité réduite, NDLR) sera conservé.

De gros soucis de trésorerie

Dans quelques années, le nouveau site de Valentin Hauÿ regroupera l’ensemble de ses propriétés parisiennes. Un partage des ressources qui traduit des « difficultés financières importantes », insiste l’association. Pour éponger une dette en constance hausse, l’organisation a planifié la vente de son équipement de la rue Duroc (7e) et de ses foyers pour une somme de 61,3 millions d’euros. L’association estime les recettes de la vente d’une partie de la résidence de la rue Petit « entre 15 et 20 millions d’euros ». Ce qui servira à financer le chantier.

Ce transfert d’argent sera complété par la participation d’autres acteurs, comme la Région Île-de-France. La collectivité assure à actu Paris qu’un financement d’« un million d’euros » sera soumis au vote lors de la prochaine assemblée, jeudi 20 novembre 2025.

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Les résidents raillent cette arithmétique.

« En réalité, on sait que madame Pécresse voit cela comme une opportunité économique, alors que tout résulte d’une gestion calamiteuse de la Fondation Valentin Hauÿ »

Véronique Linard
Résidente depuis quinze ans et membre du comité de défense

Créée en 2012, la Fondation est chargée de récolter les dons, subventions et legs, puis de redistribuer à sa petite sœur.

Or, le compte n’y est pas selon elle. « Le robinet coule mal. On se demande où va l’argent », interroge Véronique Linard. « C’est le principal sujet à mes yeux. Il y a un manque de transparence totale », abonde Alex Broussillon. Questionnée à ce sujet, l’association indique que la Fondation a versé « 3,3 millions d’euros » en moyenne par an depuis sa création, en 2012, soit « entre 70 et 80 % de ses revenus ». Mais ces contributions varient d’une année à l’autre.

Un lien d’amour avec le quartier

Les pourfendeurs le martèlent en chœur : quitter leur résidence signifierait un « déracinement irréversible ». « Nous avons tout à moins de 500 mètres d’ici. Nous avons des médecins, des ophtalmologues, des dentistes, des restaurants, des supérettes, des boulangeries… Ce sont autant d’habitudes qui sont fondamentales pour nous. Il faut garder notre maison », explique Véronique Linard.

Au fil des années, les habitants ont appris à chérir ce quartier. Pas seulement pour les besoins médicaux ou alimentaires. « Certains vont à la Philharmonie ou au théâtre de la Villette. Tout ça disparaîtra à Nanterre. Déménager, ce serait la mort immédiate », souffle Loïc Clément, 93 ans, vêtu d’un élégant long manteau foncé, qui a déménagé de sa Provence natale il y a quelques années.

La terrasse de la résidence, où se réunissent les locataires.
La terrasse de la résidence, où se réunissent les locataires. (©AG/ actu Paris)

Ce lien au monde, l’association Valentin Hauÿ assure à actu Paris vouloir le consolider à travers « l’accompagnement quotidien à l’autonomie, des activités collectives et un accompagnement individualisé dans les démarches administratives ». Nanterre, une ville « dynamique et bien desservie », suffirait à dupliquer ce qu’ils éprouvaient dans le 19e arrondissement.

Des éléments de langage qui font fi de l’appropriation historique de leur résidence. Car en trente-trois ans, le lieu s’est taillé une solide réputation chez les non-voyants parisiens. Conférences, cafés-philo, ateliers musicaux… Un bain bain culturel et intellectuel coule dans le bâtiment. Le maire du 19e arrondissement, François Dagnaud (PS), s’en est même fait l’écho dans un vœu de soutien aux résidents.

« On est prêts à se mettre en travers des engins de chantier s’il le faut »

Un autre point d’inquiétude a trait aux familles : « Un tiers des résidents viennent de province », précise Véronique Linard. Les proches des résidents bénéficient d’un service hôtellerie pour rester plusieurs jours. Un avantage qui serait ôté à Nanterre.

« Comment vont faire les familles qui viendront de loin ? On les pénalise et on nous met dans des situations inconfortables »

Alex Brousillon, 71 ans

Ses enfants habitent aux États-Unis et en Finlande.

Dans les couloirs de la résidence, des fleurs et des bibelots ornés par les locataires.
Dans les couloirs de la résidence, des fleurs et des bibelots ornés par les locataires. (©AG/ actu Paris)

Le chantier devrait débuter en juin 2026, avant une installation des résidents mi-2028. Un calendrier encore purement hypothétique étant donné les recours intentés par le comité de défense. « On est prêts à se mettre en travers des engins de chantier s’il le faut », ose Jeanne Dunff. Une action qui ne manquerait pas de faire couler de l’encre.

En attendant, une pétition a été cosignée par près de 4000 personnes à l’heure où nous publions ces lignes. 

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