Selon Blast, le directeur de Sciences Po Strasbourg, Emmanuel Droit, a cherché à obtenir des informations sur une chercheuse du CNRS spécialiste de la Palestine afin d’alerter la présidence de l’Université de Strasbourg.

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Eva Chibane

Publié le 14 novembre 2025  ·  

Imprimé le 14 novembre 2025 à 08h20  ·  

4 minutes

Stéphanie Latte Abdallah, chercheuse au CNRS, devait intervenir le 17 septembre à Sciences Po Strasbourg avec Yoav Shemer, docteur en sciences politiques. La chercheuse travaille notamment sur l’histoire des réfugiés palestiniens et le milieu carcéral en Israël et en Palestine. Et ses recherches actuelles s’intéressent aux nouvelles mobilisations citoyennes liées à l’économie alternative, à l’autonomie et à l’écologie en Palestine.

La conférence qu’elle devait mener, nommée « Les sciences sociales face aux sociétés en guerre : Gaza, Cisjordanie » a été reportée pour des raisons médicales. Mais visiblement, à la direction de Sciences Po, on aimerait qu’elle ne soit jamais reprogrammée. Dans un article de Blast publié le 11 novembre, on apprend qu’Emmanuel Droit s’est inquiété de sa venue à l’IEP (institut d’études politiques). Le 8 novembre, il adresse un courriel à son réseau, le RRA (Réseau de recherche sur le racisme et l’antisémitisme). Ne pouvant, écrit-il, « pas faire grand-chose en interne » contre cette historienne et anthropologue, il demande à ses contacts :

« Que savez-vous à propos de Stéphanie Latte-Abdallah ? (…) Si jamais vous avez des infos sur cette chercheuse me permettant d’alerter la présidence de l’Unistra, je vous en serai reconnaissant. »

Ce réseau, composé d’une centaine d’universitaires, s’était récemment félicité dans des échanges privés révélés par Blast — avec le soutien d’une avocate et lobbyiste, Déborah Journo — de l’annulation du colloque « La Palestine et l’Europe », co-organisé par l’historien Henry Laurens et le Centre arabe de recherches et d’études de Paris (Carep). L’événement, prévu les 13 et 14 novembre au Collège de France, a été déplacé au Carep sous la pression, révèle encore l’enquête.

« Elle n’a que le mot génocide à la bouche… »

Emmanuel Droit, directeur de Sciences Po Strasbourg

Le 8 novembre, Emmanuel Droit envoie son message à son réseau. Les réponses reçues illustrent un climat particulièrement nauséabond. Stéphanie Latte Abdallah y est présentée comme une militante « pro-palestinienne, étant elle-même d’origine palestinienne ». Son travail scientifique est remis en cause par une autre chercheuse, Evelien Chayes, à l’origine du projet SION-Digit, qui vise à rendre accessibles de nombreuses sources archivistiques sur les communautés juives de Venise, Bordeaux et Amsterdam entre 1500 et 1700. Celle-ci décrit Stéphanie Latte Abdallah comme quelqu’un faisant des « déclarations douteuses dans les médias, clairement pas scientifiques, a-historiques et non vérifiées ». Le directeur de Sciences Po Strasbourg répond finalement : « Merci, oui, en faisant des recherches, je viens de voir qu’elle n’a que le mot génocide à la bouche… »

Contacté par Rue89 Strasbourg, Emmanuel Droit assure que ces messages « n’avaient vocation qu’à mesurer les éventuels risques sécuritaires posés par la conférence » :

« Je n’ai cherché qu’à agir de façon responsable suite à l’annulation du colloque au Collège de France. Dans le contexte des événements passés qui ont agité mon institut, mais aussi des troubles à l’ordre public à Paris 8 et Sciences Po Lyon, en me renseignant sur l’intervenante, j’ai simplement voulu tenter d’évaluer si un risque similaire existait, s’il fallait renforcer le dispositif prévu. »

Un climat déjà délétère à l’IEP

Ces révélations s’inscrivent dans un contexte de fortes tensions à l’IEP de Strasbourg. Depuis octobre 2024, l’établissement est secoué par des mobilisations étudiantes contre un partenariat avec l’université Reichman, en Israël. Les étudiants dénoncent ses liens avec l’armée israélienne et ses formations destinées aux élites militaires et politiques. Après sept mois de tensions, la direction a tenté de trouver une issue sans remettre en cause ce partenariat. Les mesures n’ont guère convaincu : le Comité Palestine de l’IEP réclame toujours la fin immédiate de cette coopération et plusieurs enseignants ont démissionné du conseil d’administration, dénonçant « un déni de démocratie universitaire ».

Éric Danon, oui. Stéphanie Latte Abdallah, non.

En interne, le sociologue Vincent Dubois n’est pas étonné par la teneur des messages envoyés par son directeur d’établissement. Il cite notamment l’invitation d’Éric Danon, ancien ambassadeur de France en Israël, convié le 6 octobre au « forum pour la paix », un nouveau format de conférences censé faire de Sciences Po Strasbourg « un lieu privilégié de débat et de dialogue autour des défis vertigineux liés à la construction et au maintien de la paix dans le monde contemporain ». Sur le site de l’IEP, l’annonce mentionne encore la « conférence inaugurale de son Excellence, Éric Danon ».

Cette personnalité est notamment connue pour une vidéo d’une minute, largement relayée, où on l’entend déclarer être prêt à assumer publiquement « 50 ou 60 000 morts à Gaza si cela permettait d’éradiquer le Hamas. C’est pas facile d’assumer, parce que c’est immoral, mais c’est éthique s’il y a un résultat concret qui permet d’éviter la guerre suivante », ajoutait-il.

« D’un côté, le directeur s’inquiète d’inviter une chercheuse tout à fait reconnue du CNRS, mais de l’autre il invite ce type de personnages », critique Vincent Dubois. L’événement a finalement été annulé, Éric Dahon ayant refusé de venir. Quant à la conférence de Stéphanie Latte Abdallah, elle a été reprogrammée au 10 décembre selon Vincent Dubois. Cette date n’est cependant pas mentionnée sur le site de Sciences Po Strasbourg mais Emmanuel Droit l’assure :

« À aucun moment cette conférence n’a été menacée de censure. Je dénonce toute tentative de déstabilisation, d’instrumentalisation et de diffamation visant à faire croire à une velléité de censure de la part de la direction. En octobre, nous avons projeté le documentaire No Other Land. Au prochain Forum pour la paix, nous accueillerons Rachid Benzine le 17 novembre puis Hala Abou Assira, ambassadrice de la Palestine en France.« 

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