Dans sa permanence, le pasteur Kingreen affirme ne pas chercher à convaincre les jeunes d’échapper au service militaire. « C’est une décision personnelle », justifie-t-il. Lui-même avoue ne pas savoir ce qu’il ferait s’il était en âge de prendre les armes. « L’invasion de l’Ukraine m’a fortement marqué. C’est comme une rupture civilisationnelle. Du coup, je ne sais pas si je refuserais de prendre les armes. La réponse est bien plus complexe qu’un simple oui ou non ».
Questionnement fondamental
À l’image de ce pasteur, l’Église protestante luthérienne d’Allemagne (EKD), forte de 18 millions de membres (21,5 % de la population) et qui regroupe 20 Églises locales, se questionne de manière fondamentale sur les conséquences, sur son éthique de la paix, des changements géopolitiques intervenus depuis la guerre d’invasion en Ukraine en 2022, et les guerres hybrides mettant en cause la démocratie.
Le 10 novembre, lors de son synode à Dresde, l’EKD a présenté un nouveau mémorandum sur la paix, qui actualise un précédent texte daté en 2007, et qui se veut une « boussole dans une période marquée par les menaces, les guerres et les conflits ». Le document a déclenché une polémique, car il revient sur des concepts centraux de l’Église protestante, comme celui de la renonciation à la violence. L’EKD maintient l’objectif d’atteindre « une paix juste » et rappelle que « ceux qui ont recours à la violence en sont toujours coupables ». Toutefois, elle constate des dilemmes dans la mise en pratique de ce principe, notamment en cas de violation de l’intégrité territoriale d’un État. « Il peut alors être nécessaire de recourir à la violence pour se défendre contre la violence », juge l’évêque Kerstin Fehrs, présidente de l’EKD.
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Dans ce contexte, si le document met aussi en garde contre un « armement excessif », il légitime les politiques actuelles de réarmement dans le but de se « défendre ». Quant à la question des livraisons d’armes, elle est également jugée « acceptable d’un point de vue éthique » si elle vise à « aider de manière urgente des victimes d’agressions guerrières », comme c’est le cas actuellement avec l’Ukraine.
Le texte se penche aussi sur la question très sensible de la dissuasion nucléaire. L’EKD rappelle viser « un monde sans armes nucléaires », mais, et c’est une autre nouveauté, reconnaît que « leur abandon représente un risque pour les États ».
Renoncement ou évolution ?
Dans une Église traditionnellement en pointe sur les questions antimilitaristes, ce texte suscite de très vifs débats. Deux organisations protestantes travaillant sur le thème de la paix parlent de « renoncements » de la part de l’EKD et voient « un abandon du pacifisme ». Même le pasteur Friedrich Kramer, pourtant chargé des questions de la paix au sein de l’EKD, juge que le texte va trop loin sur le dossier nucléaire. Lors d’une conférence organisée le 13 novembre, à Berlin, et qui a fait salle comble, l’évêque Kerstin Fehrs a tenté de répondre à ces critiques. « Ce texte n’est pas un tournant, il apporte des nuances au texte datant de 2007. Ce n’est en rien un abandon du pacifisme. Au contraire, nous souhaitons donner de l’espoir, nous voulons renforcer la résilience de notre société, et croyons fermement qu’une paix juste est possible, mais nous prenons acte de la réalité », estime-t-elle.
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Une chose est sûre, le besoin de débattre sur ces questions fondamentales est perceptible parmi les croyants. « J’ai longtemps été opposée aux armes mais malheureusement, je pense qu’elles sont indispensables dans certains cas. J’ai changé d’avis le 22 février 2022 avec l’invasion de l’Ukraine », reconnaît Carola Vonhof, membre d’une paroisse berlinoise, venue assister à ce débat. « Avec ce nouveau texte, j’espère trouver des bases pour expliquer comment, nous, chrétiens, pouvons légitimer les exportations d’armes », ajoute-t-elle.
Ce document a reçu le soutien du chef de la diplomatie, Johann Wadephul, lui aussi de confession luthérienne. « En tant que chrétien et en tant que ministre des affaires étrangères, je suis reconnaissant envers l’EKD pour ce texte », a-t-il lancé lors de ce podium à Berlin. « Il faut pouvoir se défendre pour ne pas devoir se défendre », résume-t-il. Cette phrase est devenue le mot d’ordre de l’Allemagne depuis son « changement d’époque » de 2022.