Parmi les nombreuses lectures possibles du film du réalisateur néerlandais, disponible sur Prime Video, celle du flic mi-homme mi-machine en Jésus violent a lentement fait son chemin. Retour sur la façon dont cette allégorie a germé dans l’esprit de son auteur.
Peter Weller dans le rôle de l’agent Murphy alias Robocop et Paul Verhoeven, sur le tournage du film, en 1987. 7e Art/Orion Pictures Corporation/Photo12
Publié le 16 novembre 2025 à 19h30
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On peut être l’homme le plus rationnel du monde et se fasciner pour Jésus. On peut ne pas trop aimer la science-fiction et avoir réalisé plusieurs films devenus des modèles du genre. On peut être quelqu’un de tout à fait charmant et parsemer ses œuvres de tueries, de viols et de mutilations diverses. On peut être Paul Verhoeven, faire des cartons au box-office néerlandais (ses trois premiers films, Qu’est-ce que je vois, Turkish Délices et Katie Tippel, sont dans le top 10 historique du pays), mais se fâcher avec un peu tout le monde et vouloir repartir de zéro à Hollywood, à presque 50 ans, au milieu des années 1980. La résurrection de l’auteur a lieu en 1987, et se nomme Robocop. Un film franchement excellent, même avec presque quarante ans de recul, sur un flic recousu en super-robot pour nettoyer Détroit de sa racaille. La beauté froide des rues la nuit, l’humour teinté d’ultraviolence, toutes ces vitres qui explosent, le regard porté sur les dérives du capitalisme, la propagande par l’image, l’emprise technologique, l’obsession du maintien de l’ordre… on aime encore.
Plus tard, une autre dimension du film s’est imposée, celle d’une allégorie christique. Tout le monde ne le sait pas, mais Paul Verhoeven est un grand spécialiste de Jésus. Peu après son arrivée aux États-Unis, il intègre le Jesus Seminar, un groupe de soixante-dix-sept experts dont l’ambition est de « reconstruire le personnage historique » caché derrière le prophète. Il en deviendra même un membre très actif.
Un “conte chrétien”
Verhoeven a fait des études scientifiques, selon lui les miracles sont de jolis contes. « Il n’y a pas de résurrection. En tant que mathématicien, je peux vous le dire, cette histoire est un mensonge ! », a-t-il rappelé lorsque nous l’avons rencontré en juin 2025, à l’occasion de la sortie en France de sa biographie par Rob Van Scheers 1. « Je pense que tout s’arrête avec la mort. C’est horrible ! L’univers est horrible. Il n’y a ni grâce ni espoir. »
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Il est important de préciser que lorsque Paul Verhoeven vous rappelle cette triste et probable vérité, c’est toujours avec le même sourire au coin des lèvres. Celui-là même qui n’a pas dû le quitter en écrivant sa biographie de Jésus, publiée en 2008 aux Pays-Bas et en 2015 en France 2. Il y reprend une thèse selon laquelle le petit bonhomme serait issu du viol de Marie par un soldat romain, compare ce leader charismatique à une sorte de Che Guevara antique, démêle le vrai du faux de cette satanée Bible, profère des choses comme « Mon Évangile favori est celui de Marc » ou « Je pense que Jésus était si “obsédé” par le futur Royaume de Dieu que toute sa libido avait disparu ».
Longtemps, il voudra en faire un film. Mais ce film était peut-être déjà fait. Robocop, dira-t-il, est « un conte chrétien ». En effet : « D’abord, Murphy est abattu de la façon la plus ignoble — c’est la crucifixion. […] Ensuite, Robocop effectue une profonde descente dans la mort avant de ressusciter, d’une manière moderne » (ou futuriste). Dit comme ça, c’est évident. Alors, pourquoi cette lecture du film a mis tellement de temps à s’imposer ? En fait, il n’est pas sûr que Verhoeven lui-même l’ait parfaitement conscientisée sur le moment.
Je ne suis pas sûr que j’avais totalement compris que j’étais en train de filmer Jésus marchant sur l’eau.
Paul Verhoeven
Lors de notre dernière rencontre, nous lui avons demandé s’il lui était arrivé de comprendre certains de ses films après les avoir faits. Il avait concédé : « Oui, par exemple je n’avais pas saisi à quel point Jésus était présent dans Robocop. C’est plus tard que j’ai compris que c’était l’histoire d’une résurrection. Ailleurs dans le film, il y a ce moment où Robocop donne l’impression de marcher sur l’eau. J’ai utilisé un miroir. Pourtant, durant la prise, je ne suis pas sûr que j’avais totalement compris que j’étais en train de filmer Jésus marchant sur l’eau. »
En juillet 1985, Verhoeven n’est absolument pas intéressé par ce héros « 50 % homme, 50 % machine, 100 % flic » ni par ce script de Michael Miner et Ed Neumeier envoyé par le studio Orion Pictures, qui affiche en première page : « Le futur des forces de l’ordre. » Sur l’insistance de son épouse, Martine, il accepte de réexaminer son point de vue. En s’aidant, c’est mieux, d’un dico anglais-néerlandais. Et finalement… « une fois la couche superficielle grattée, on garde l’histoire d’un homme qui a perdu son identité. Robocop part à la recherche de son passé et découvre peu à peu qu’il est né Murphy et être humain. Cela m’apparaissait comme un thème universel. »
Une satire sacrément culottée
Dans ses premières interviews, Verhoeven ne parle pas de « conte chrétien » ou de « Jésus américain ». C’est bien après la sortie du film qu’il fera cette analogie, précisant à son biographe, par exemple, que Robocop est « complètement en phase avec l’idéologie qui domine ici ». Lorsque le flic-machine retrouve les bandits qui l’ont atrocement mutilé puis laissé pour mort, « il déclare d’ailleurs : “Je ne viens pas vous arrêter, cette fois-ci.” Le temps de tendre l’autre joue était révolu. Les Américains veulent bien se montrer humains, mais si ça dure trop longtemps, la morale chrétienne est momentanément mise de côté et ils ont recours aux armes, comme Robocop. »
En arrivant à Los Angeles en septembre 1986, Verhoeven apprend l’anglais en regardant la télé, seul dans sa chambre de Beverly Hills. À tort ou à raison, il est frappé par la violence de la société américaine, son attachement aux armes à feu, mais aussi sans doute par l’omniprésence de la religion chrétienne, dans une nation qui a choisi pour devise, trente ans plus tôt, In God We Trust (« En Dieu nous croyons »). Naturellement, ce Robocop qu’on lui propose est devenu pour lui un « Jésus américain », qui rectifie les torts à coups de pistolet. Mais il s’agit tout de même d’une satire sacrément culottée de ce pays, d’autant plus quand on vient à peine d’y poser ses valises et qu’on voudrait y rester. La métaphore messianique pouvait bien s’effacer derrière le « thème universel » d’un homme partant sur les traces de son passé. Rester tapie sous un super film d’action, qui rapporta 110 millions de dollars en deux ans, à partir de sa sortie sur les écrans américains en juillet 1987 (puis en janvier 1988 en France). De quoi s’installer durablement à Hollywood, et enrôler Arnold Schwarzenegger dans une superproduction tout de suite après, Total Recall.
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q Robocop, 1987, de Paul Verhoeven. Disponible sur Prime Video.