«Le charbon 7/7 – 24/24h – c’est par là », renseigne un tag fait sans soin, comme il en existe des dizaines à Marseille, et ici à l’entrée de la cité Frais-Vallon, dans les quartiers nord. Ce mardi, le porche où s’affiche le menu des drogues est déserté. A 50 mètres de là, de l’autre côté du bâtiment B, Amine Kessaci assiste à la cérémonie religieuse des obsèques de son frère Mehdi, 20 ans, abattu ce jeudi de six balles de 9 mm, à cinq cents mètres de là, au volant de la voiture de sa sœur qu’il venait de garer devant la pharmacie. Le deuxième des frères Kessaci à être assassiné par le narcotrafic, après l’aîné Brahim, à la fin de l’année 2020. Mais si ce dernier a semble-t-il été victime d’un règlement de comptes entre trafiquants, Mehdi, lui, se tenait loin de cette gangrène qui dévore tant d’enfants de Marseille. Il préparait les concours de la police. Et surtout, selon les éléments de l’enquête, son assassinat serait le premier « d’avertissement », en lien avec les engagements d’Amine, militant politique chez EELV, et médiatiquement connu pour sa lutte contre le narcotrafic avec son association « Conscience », créée en réaction à la mort de Brahim, exécuté puis brûlé dans le coffre d’une voiture.
Entre les hauts bâtiments qui ceintrent la mosquée de Frais-Vallon où convergent ce mardi en début d’après-midi plusieurs dizaines, une centaine peut-être, d’habitants, de voisins, d’amis, de proches de la famille Kessaci, le soleil d’hiver peine à trouver son chemin et à réchauffer les corps ; peine perdue pour les cœurs, froids, lourds.
Le dispositif de sécurisation est du jamais-vu ici. Une centaine de policiers, en uniforme, en civil, du RAID, de la BAC, à chaque accès de la cité, chaque croisement dans ce dédale de béton. Les trois entrées de la mosquée sont gardées par des agents armés, les fusils d’assaut en évidence.
« On a tous peur », confie à 20 Minutes, une dame en route pour la mosquée qui espère « ne pas avoir été vue en train de parler » avant de filer prier. « C’est important pour la famille », ajoute-t-elle.
« Des balles perdues, il y en a déjà eu, mais ça »…
« La peur », c’est ce que ressentent aussi Karina et Sandra, deux habitantes de 40 et 38 ans. « On est tous choqués. Ils ne se cachent même plus, ils n’ont plus peur de rien, et c’est bien ça qui nous fait flipper. S’ils ont tué Mehdi juste parce que son frère Amine parle, de quoi sont-ils capables ? Des balles perdues, il y en a déjà eu, mais ça n’en était pas une », disent les deux jeunes femmes qui veillent avec inquiétude sur leurs enfants. Et cet assassinat de Mehdi n’est pas pour leur donner goût de s’engager contre le narcotrafic. « Je n’y avais pas vraiment pensé, mais alors là, encore moins », exprime Sandra que l’association Conscience avait accompagnée dans des démarches administratives. « C’est n’importe quoi, mais qu’est-ce que tu veux qu’on y fasse », s’interroge un homme venu avec sa femme du 15e arrondissement voisin, où vivait le père d’Amine et Mehdi avec leur belle-mère. « L’important aujourd’hui, c’est d’être avec la famille, de prier pour elle et le défunt », conclut-il.
La foule endeuillée est silencieuse. Les regards sont embués, les visages hagards. A la sortie de la mosquée, un homme trébuche. Peu avant, le père d’Amine et Mehdi Kessaci s’est effondré, « fou de douleur, malade de chagrin », comprend un ami venu de loin et qui s’occupe de chasser les caméras venues filmer cette scène.
Des obsèques en gilet pare-balles
Faouzi, lui, est resté en dehors la mosquée pendant la cérémonie. « Ça dépasse toutes les bornes, toutes les limites ». A 71 ans, cet ancien mécanicien a passé l’essentiel de sa vie ici, à Frais-Vallon. « Il y a beaucoup de monde », constate-t-il, espérant que cela « amène les gens à réfléchir, car on ne peut pas mettre un policier derrière chaque personne ».
Amine Kessaci, lui en a plus d’un aujourd’hui en permanence derrière lui. A 22 ans, d’un cauchemar, sa vie tourne à l’enfer. Sous protection policière renforcée depuis l’assassinat de Mehdi, le jeune homme est apparu revêtu d’un gilet pare-balles sous sa veste en jean laissée ouverte, et encadré de quatre policiers du RAID, avant de filer dans un van d’une escorte comptant une dizaine de véhicules, en direction du cimetière de Saint-Henri.
Et de Frais-Vallon à Saint-Henri, le trajet est à lui seul une géographie du narcotrafic marseillais. La Paternelle d’abord, suivie de Bassens, la Visitation, puis Campagne-Lévêque un peu sur la gauche, et enfin la Castellane, quelques centaines de mètres au-dessus du cimetière où se déroule dans l’intimité l’inhumation.
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Quelques officiels et élus sont présents, à distance. La grande famille des écolos marseillais, parti avec lequel Amine Kessaci a concouru aux élections européennes de 2022 et aux législatives de 2024. Laurent Carrié, un temps préfet délégué à l’égalité des chances en charge du « plan Marseille en grand » est également présent, aux côtés de Sabrina Roubache.
Une marche blanche ce samedi
Ce jeudi, les ministres de la Justice Gérald Darmanin et celui de l’Intérieur, Laurent Nuñez, sont attendus à Marseille. Emmanuel Macron a annoncé un déplacement mi-décembre. Entre-temps, une marche blanche est prévue pour ce samedi. Elle s’élancera du lieu de l’assassinat de Mehdi.
Ce mardi, une fois encore, Marseille essuie ses larmes. Mais déjà, d’autres commencent à couler. Tandis que la cérémonie religieuse allait commencer à Frais-Vallon, un homme s’est fait tirer dessus peu après 14 heures, dans la cité les Olives, voisine immédiate de Frais-Vallon. Il est décédé.
« Vivre et mourir en terre de narcotrafic », dit le sous-titre du livre Marseille, essuie tes larmes, réquisitoire personnel contre les réseaux publié par Amine Kessaci en décembre dernier. Avec, à l’intérieur, ces mots, d’une justesse qu’on n’aurait pas voulue prophétique : « Il faut parler. Il faut raconter. Même si ça fait mal. Même si ça salit un peu les souvenirs. Même si on doit y laisser des plumes ».