Dans la boutique de Sarah Weisser, sur la Hauptstraße, à Triberg, une cité touristique au cœur de la Forêt-Noire, l’amour est une mécanique bien réglée. La jeune femme de 33 ans s’approche d’un chalet en bois miniature suspendu à un mur du magasin, et place sur une heure pleine les aiguilles du cadran qui orne sa façade. Soudain, la petite maison s’anime. Au grenier, un oiseau jaillit d’une lucarne et lance une série de « coucou ! » frénétiques. Sur un banc, un paysan en veste verte glisse vers sa bien-aimée au chignon blond et l’embrasse sur les lèvres. À l’étage, des danseurs entament une valse un peu raide, au son d’une musique mécanique.

Un modèle à 19 900 euros, couvert d’or et de cristaux

Puis la scène s’immobilise, en attendant la prochaine demi-heure. À peine le temps de profiter de cet instant de tendresse montagnarde que Sarah Weisser quitte déjà le rayon des « pendules à baisers » pour celui des « pendules à bûcherons », où le même paysan est cette fois occupé à couper du bois. Il est bientôt 10 heures, et la patronne de la Haus der 1 000 Uhren (« Maison des 1 000 horloges ») se hâte de faire visiter son commerce avant l’ouverture. Sur les murs, s’alignent des centaines de pendules à coucou, de ces chalets aux saynètes mécaniques jusqu’à des versions modernes, en passant par un impressionnant spécimen couvert de feuilles d’or et de cristaux, affiché à… 19 900 euros !

Dans la famille Weisser, on vit de la Kuckucksuhr – la pendule à coucou – depuis six générations. « Depuis 1880, lorsque mes ancêtres ont commencé à en confectionner, avant que mon grand-père n’ouvre un magasin », précise Sarah. À l’époque, le massif de la Forêt-Noire était un haut lieu de la fabrication de pendules, réputées fiables et bon marché. La légende veut que le premier coucou ait été inventé en 1738 dans un village du coin, par un horloger qui voulait bricoler une pendule reproduisant le cri du coq, avant de se rabattre sur un oiseau plus simple à imiter. Mais c’est au XIXe siècle que le coucou prit son envol. À partir de 1850, alors que les ventes d’horloges s’essoufflaient, les fabricants cherchèrent à innover et la pendule à coucou sortit du bois, sous la forme d’une maisonnette inspirée de celle des gardes-barrières, avec un oiseau niché sous le toit. Le concept fit fureur sur le marché allemand et européen, la Suisse s’en inspirant même au début du XXe siècle. Depuis, il survit à toutes les crises, y compris à la fin de l’industrie horlogère locale, précipitée dans les années 1970 par l’arrivée des montres à quartz. Aujourd’hui, certains tentent même de le réinventer.

Pour achalander ses rayons, Sarah Weisser n’a pas besoin d’aller bien loin. Dans la région, quelques dizaines de sous-traitants fabriquent les pièces détachées – cadrans, boîtiers, ornements, poids en forme de pommes de pin, sifflets qui émettent le « coucou ! »… Et une bonne part des pendules sont assemblées à cinq minutes de voiture de Triberg, à Schonach, épicentre de la fabrication des coucous. En entrant dans ce village de 4 000 âmes à 540 mètres d’altitude, dans une vallée couronnée de forêts d’épicéas, on avise sur la gauche une maison… en forme d’horloge à coucou géante. L’improbable construction, dont le gigantesque mécanisme en bois fonctionne et se visite, est l’œuvre d’un horloger local, qui y vit dans les années 1970 un moyen d’attirer les clients. Un peu plus haut dans la rue, une bâtisse grise aux larges fenêtres abrite le siège de l’entreprise Anton Schneider Söhne, fondée en 1850 par un menuisier du village.

Un fabricant a eu une idée pour le sauver : le relooker

Aujourd’hui, elle est l’un des quatre fabricants de coucous encore actifs à Schonach, soit environ la moitié de ceux qui restent en Forêt-Noire. À l’intérieur, un dédale de réduits croulant sous les caisses de pièces détachées mène à un atelier d’assemblage avec vue sur la forêt, où quelques employés s’affairent sur des maisonnettes de bois, dans un silence ponctué de « coucou ! » en plusieurs tonalités. Les pendules finies s’alignent sur un présentoir, des plus basiques, ornées de feuilles en bois sculpté, vendues moins de 200 euros, aux plus élaborées – l’une fait même s’animer, à heure fixe, une demi-douzaine de personnages répartis autour d’un chalet, avec buveurs de bière en culotte de peau et couvreur sur le toit.

Le sémillant directeur de cette société de 16 salariés, Jürgen Clute, 62 ans, originaire d’Hambourg, n’est pas né dans le coucou. Mais depuis douze ans qu’il dirige l’entreprise, il sait combien cette pendule fait figure de survivante. Le dernier âge d’or des Kuckucksuhren de la Forêt-Noire remonte aux décennies d’après-guerre, lorsque les soldats américains stationnés dans la région en achetaient à la pelle, et que l’export tournait à plein régime. « Dans les meilleures années, la production atteignait 600 000 à 1 million d’exemplaires par an, tous fabricants réunis », estime le petit patron. Rien qu’à Schonach, il y avait alors 16 entreprises de fabrication, plus tout un vivier de sous-traitants. Depuis, le secteur a trébuché de crise en crise. Les soldats sont partis, le 11-Septembre a asséché le marché américain, qui était alors le principal débouché… « Et la période du Covid a été dramatique, raconte Jürgen Clute. Notre production est passée de 25 000 à 15 000 pendules par an. » À tout cela, s’est ajoutée l’irruption de modèles bas de gamme, à quartz, fabriqués notamment en Chine, à prix cassé.

Alors, pour défendre l’authentique coucou mécanique en bois, les fabricants ont créé un label garantissant la confection locale des horloges. Et, il y a vingt ans, au centre de Schonach, un fabricant a eu une autre idée pour le sauver : le relooker. Dans les locaux de Rombach & Haas, on a conservé le mobilier des années 1890, lorsque les fondateurs de l’entreprise faisaient à la fois épicerie et horlogerie pour joindre les deux bouts. Mais sur les murs, les créations maison frappent par leur modernité : des pendules cubiques, colorées, sans fioritures… L’une se résume même à une toile où est peinte une horloge traditionnelle aux couleurs flashy, avec un petit trou pour le coucou. « Nous n’avons pas touché à la technique, seulement au design extérieur », explique Andreas Kreyer. À 35 ans, il dirige l’affaire avec sa femme, Selina, designer et cinquième génération de la famille fondatrice, dont les parents Ingolf et Conny Haas lancèrent cette opération de modernisation. Les pendules Rombach & Haas ont pu susciter des réactions outrées, mais elles séduisent de nouveaux acheteurs, dont de jeunes Allemands détournés depuis belle lurette de ces objets d’un autre temps. « Notre clientèle débute au milieu de la vingtaine, se réjouit Andreas Kreyer. Nos modèles sont ainsi très demandés comme cadeau de mariage! »

Un côté figé et rassurant

Les 5 000 exemplaires qu’il produit par an, vendus à partir de 400 euros, sont en majorité des pendules modernes, vendues principalement en Allemagne et dans les pays voisins. Pour la clientèle internationale en revanche, la tradition domine. L’immense majorité des coucous se vend à des clients étrangers attachés à l’esthétique la plus classique. C’est le cas dans la boutique de Sarah Weisser, mais aussi chez Hekas, un fabricant de Schonach dont les 12 000 unités annuelles partent dans « au moins 20 pays », se félicite le patron Uwe Kammerer, 52 ans, assis dans son showroom tapissé de chalets en bois brun peuplés de figurines en habit d’antan. Le chef d’entreprise assume son conservatisme : « Mon grand-père a débuté en 1937, et je fais toujours le même job, indique-t-il. »

« Les horloges murales mécaniques, ça n’existe plus. Sauf celles à coucou. Pourquoi ? Parce que nous les faisons telles qu’on les connaît dans le monde entier, et que nous ne changeons rien. »

Un côté figé et rassurant qui expliquerait qu’à l’heure du smartphone, ces pendules qu’il faut remonter à la main toutes les semaines, voire tous les jours, continuent à fasciner des clients d’Asie, d’Amérique du Sud et des États-Unis – un pays où elles se vendent notamment aux descendants d’immigrés allemands. « Ils les associent au monde d’avant, quand tout allait mieux, analyse Uwe Kammerer. Elles sont comme des fragments d’une époque plus heureuse. » Tout s’accélère, mais le coucou mécanique, lui, a le pouvoir d’arrêter le temps.

Anatomie d’une horloge à coucou

L’oiseau sculpté : animé mécaniquement, il émerge à chaque sonnerie pour annoncer l’heure avec son chant caractéristique.

Le boîtier en bois sculpté : il abrite des soufflets qui, une fois actionnés, expulsent de l’air, reproduisant ainsi le cri du coucou.

Les décorations typiques : les pendules sont souvent ornées de motifs de feuilles, d’animaux, de sapins, ainsi que des scènes de la vie rurale.

Les poids en forme de pommes de pin : suspendus à des chaînes et généralement au nombre de deux (un pour l’horloge et un pour le coucou), ils servent à entraîner le mécanisme.

Le pendule apparent : ce balancier, visible sous le boîtier, oscille pour marquer le passage du temps, assurant la régularité du fonctionnement de l’horloge.

➤ Article paru dans le magazine GEO n°562, « Forêt-Noire, l’Allemagne de contes de fées », de décembre 2025.

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