Cinq continents, 10 800 participants, 907 villes, 109 pays : du 29 au 31 octobre, Bordeaux s’est muée en capitale mondiale de l’Economie sociale et solidaire (ESS). «Une fréquentation extraordinaire qui a dépassé, de loin, les précédentes éditions. Le signe que l’intérêt pour cette économie innovante est de plus en plus marqué», se réjouit Pierre Hurmic, le maire de Bordeaux, ville hôte de l’événement. «Nous sommes à un moment critique. Il faut nous unir pour soutenir l’émergence d’une économie résiliente et juste pour le plus grand nombre. Ces forums mondiaux en sont une occasion unique par leur envergure internationale», a commenté Aude Saldana, secrétaire générale du Global Social Economy Forum (GSEF). L’événement a pourtant failli basculer dans l’incident diplomatique quelques jours avant son ouverture : des dizaines de visas ont été refusées à des délégations africaines, obligeant Benoît Hamon, président d’ESS France, à s’excuser «au nom de la France». La quasi-absence de membres du gouvernement et la diffusion d’un discours enregistré d’Emmanuel Macron, hué par le public, ont elles aussi été très commentées. «Quand on compare avec l’économie de la tech, qui représente moins de 3 % de l’emploi privé, vous avez 15 ministres qui se bousculent au moindre salon», a ironisé Benoît Hamon lors d’une plénière.
Ces deux ombres au tableau n’ont pas empêché les couloirs, rebaptisés pour l’occasion du nom de figures inspirantes – Rosa Parks, Flora Tristan, Abdou Salam Fall, George Sand –, de bruisser d’idées et de projets autour de «l’économie de demain». Pendant soixante-douze heures, des milliers de participants ont martelé leur sentiment de vivre en pleine dystopie. «Sept des neuf limites planétaires sont dépassées, les inégalités à l’intérieur de chaque pays s’accroissent, jamais le monde n’a connu autant de conflits depuis 1946 et les démocraties sont en recul», ont retracé, lors de la clôture, les signataires d’une feuille de route politique qui conduira au prochain forum à Marica au Brésil, en 2027. Ils en sont convaincus : «Il appartient aujourd’hui à l’ESS de raviver la flamme des idéaux de la Déclaration de Philadelphie de 1944 pour rappeler qu’une paix durable n’est possible que si elle est assise sur la justice sociale.»
Longtemps perçue comme une niche, l’ESS s’impose aujourd’hui comme un pilier essentiel de l’économie. Associations, coopératives, mutuelles ou fondations : ces structures partagent une même boussole, l’utilité sociale au-delà du profit. De la gouvernance démocratique en passant par la lucrativité limitée et le réinvestissement des excédents, la performance se mesure par rapport aux effets sociétaux des entreprises. Malgré sa discrétion et sa relative confidentialité, l’ESS pèse lourd en France : pas moins de 10 % du PIB, environ 14 % des emplois privés, et quelque 200 000 structures qui irriguent le territoire. Les secteurs les plus concernés sont l’action sociale, la culture, le sport ou le développement local. A l’échelle mondiale, les contours de l’ESS varient selon les pays, mais la dynamique est claire. Elle représenterait environ 7 % du PIB mondial et mobiliserait des millions d’initiatives locales. Le mouvement global, encore hétérogène, redéfinit progressivement notre manière de produire de la valeur, en misant sur la solidarité, l’impact et la résilience. «L’ESS est reconnue comme un levier clé permettant l’atteinte des 17 objectifs de développement durable de l’agenda 2030 des Nations unies», rappelle Aude Saldana.
Pendant trois jours, le sommet international de l’ESS a compté pas moins de 169 tables rondes sur une grande diversité de thèmes. Parmi les parcours de réflexions proposés, la transition vers l’ESS a largement été abordée, tout comme l’action en faveur de la transition écologique, l’emploi décent, le soin… Treize séances plénières ont également ponctué le rendez-vous économique, faisant intervenir des acteurs de l’ESS venus du monde entier sur des sujets allant du financement à la coordination internationale en passant par les territoires et l’innovation.
Au Hangar 14, grand lieu de l’événementiel bordelais, était organisée une place de marché engagée permettant de «consommer ESS à 100 %», des ateliers, des spectacles ainsi qu’un espace bodega. Enfin, à la Cité bleue se trouvait le QG de la jeunesse pour mettre en lumière les initiatives incluant les nouvelles générations et les possibilités liées à l’ESS qui se présentent à elles. Parmi les séances plénières qui ont marqué l’événement, le thème «Le travail décent, une nécessité pour l’émancipation» s’est imposé le vendredi 31 octobre, exemples concrets à l’appui. Livreur Uber Eats à Bordeaux, Youssouf Kamara a fait un discours qui a tenu en haleine la salle, évoquant les difficultés liées à son métier aussi précaire que dangereux. Ce militant pour le travail décent a insisté sur le fait que le labeur doit intégrer la notion de dignité et l’importance de se sentir utile pour la société. Pourtant, les livreurs peinent à faire valoir ces besoins…
Youssouf Kamara a fondé l’Association de mobilisation et d’accompagnement des livreurs, l’Amal. En son sein, les livreurs de l’agglomération trouvent un soutien moral mais également matériel. L’association accueille des avocats et des juristes pour assister les livreurs dans leurs nombreuses épreuves. Youssouf Kamara a d’ailleurs rappelé les accidents de la route qui ont ponctué sa carrière, et qui sont légion dans ce métier. Le public, très réceptif à sa prise de parole, l’a applaudi à de nombreuses reprises, notamment lors d’une coupure de courant inopinée. «C’est Uber qui a coupé l’électricité !», s’est exclamé en riant un homme dans la salle.
La présidente de l’unité Coopératives, économie sociale et solidaire de l’Organisation internationale du travail (OIT) et du groupe de travail interagences des Nations unies sur l’ESS, Simel Esim, a également donné un discours solennel au lancement du sommet. Elle a rappelé l’importance de l’évolution du monde du travail dans l’environnement actuel : «Les situations de crise, le changement démographique, la digitalisation, la financiarisation, la dégradation environnementale et le changement climatique redéfinissent les limites du travail et de l’économie.»
Au cours de ces trois journées, une séance plénière a particulièrement saisi l’auditoire. Intitulée «Quand une dystopie devient réalité, comment se situe l’ESS ?», elle a posé des questions qui résonnent fortement avec l’actualité géopolitique : que peut encore l’économie sociale et solidaire face à la montée des régimes autoritaires, au recul des démocraties, au retour de l’obscurantisme et à l’emprise croissante des réponses technicistes ? Dans un monde que l’on croyait réservé aux fictions d’anticipation, saura-t-elle résister ou figurera-t-elle parmi les premières victimes de ces dérives ?
Sur scène, dans un échange rare, le maire de Ramallah, Issa Kassis, a rappelé que «la résilience est une forme de résistance pour les populations palestiniennes qui appliquent l’ESS au quotidien. Quand on évoque la paix et la justice dans une société, la solidarité est nécessaire. En tant que Palestiniens qui vivent sous occupation, elle fait partie de notre ADN». Face à lui, Benoît Hamon a réaffirmé la portée démocratique de ce modèle : «L’ESS, c’est l’un des ingrédients par lesquels on étend le champ de la démocratie. C’est un antidote à la déshumanisation de la société […], c’est l’un des modèles les plus inspirants pour les siècles qui viennent.»
La jeunesse a elle aussi occupé une place forte tout au long du forum. Très mobilisés, de nombreux jeunes ont partagé leur expérience avec le public et raconté la manière dont l’ESS a profondément marqué leurs trajectoires. C’est le cas de Victoria, 30 ans, dix ans d’engagement au compteur. La jeune femme a retracé ses débuts en maraude, «face à un public perdu dans une jungle d’aides sociales et de services qui changent tout le temps». Etudiante en école d’ingénieurs, elle s’est retrouvée à l’époque dans l’incapacité d’orienter correctement les personnes en situation de précarité. Son expérience du terrain a abouti à la création de Soliguide, un outil qui cartographie douches, épiceries solidaires, cours de français, ressources juridiques… Désormais, sa structure couvre 40 départements en France et s’est même exportée en Espagne. La jeune entrepreneure en a profité pour balayer un préjugé qui a la vie dure : «L’enjeu, c’est de montrer qu’on peut bosser dans l’économie sociale et en vivre. L’ESS, ce n’est pas que du bénévolat.»
Derrière l’effervescence du forum, une inquiétude reste tenace : comment l’ESS tiendra-t-elle demain, alors que ses financements vacillent ? Fin octobre, l’Union des employeurs de l’économie sociale et solidaire (Udes) alertait : l’avenir de l’ESS s’assombrit nettement avec le projet de loi de finances 2026. Les coupes budgétaires touchent tous les secteurs, de l’insertion à la jeunesse en passant par la culture. Pris en étau entre contraction des soutiens publics et hausse des coûts salariaux, les acteurs de l’ESS alertent sur un «effet ciseaux» qui menace des milliers de structures et l’ensemble du modèle de cohésion sociale. L’Udes appelle à un rééquilibrage urgent pour éviter que cette rigueur comptable ne compromette durablement la capacité de l’ESS à jouer son rôle de pilier social, territorial et économique.
En dépit des inquiétudes, le Bordeaux Gsef 2025 s’est achevé sur une note d’élan collectif, avec la présentation de trois déclarations internationales : la déclaration de Bordeaux, la déclaration pour une paix durable et la déclaration internationale de la jeunesse pour l’ESS. Le premier document s’adresse directement à l’ONU, à l’Union européenne, aux Etats et aux gouvernements locaux et se décline en une vingtaine d’appels concrets à soutenir l’ESS, politiquement, financièrement et légalement. «Bordeaux n’est pas l’anti-Davos. C’est déjà l’après Davos», a conclu le maire de Bordeaux, en référence au forum économique mondial qui se tient chaque année dans les Alpes suisses.