Par

Emilie Salabelle

Publié le

26 avr. 2025 à 18h32

Depuis plusieurs mois, le silence règne au 33 rue des Vignoles. L’attaque des talons sur le parquet des danseuses de flamenco, qui ricochait dans l’impasse et redressait la tête des passants intrigués, a cessé de résonner. Plus de bancs, de tables remplies de livres anti-franquistes, ni de réunions post-syndicales dans la petite venelle pavée aux murs rouge feu et linteaux noir. Derrière les verrières fatiguées et les lambris vermoulus, le siège historique de la Confédération Nationale du Travail (CNT) espagnole, les ateliers d’artistes et l’association Flamenco en France ont fermé boutique fin décembre 2024. Pour un temps seulement. Après des années d’incertitude, des travaux menés par la Mairie de Paris vont enfin démarrer pour rénover ce petit coin d’Andalousie investi depuis 1970 par des exilés républicains espagnols. actu Paris s’est penché sur l’histoire de ce lieu étonnant du 20e arrondissement, cœur battant d’une culture au sang chaud, fief anarchiste qui accueillera après les travaux un centre mémoriel dédié à l’Espagne républicaine et antifasciste.

Maison commune des exilés républicains espagnols

Il faut remonter à 1970 pour voir l’histoire de cette petite impasse située en contrebas du Père-Lachaise prendre l’accent ibérique. À l’époque, la rue des Vignoles – ancienne terre viticole – est un quartier d’ouvriers et d’artisans. Au 33, devait probablement se tenir une manufacture de boutons, comme en témoignent les milliers d’exemplaires en bois retrouvés dans les combles.

L'impasse du 33 rue des Vignoles, actuellement fermé en vue des travaux.
L’impasse du 33 rue des Vignoles, actuellement fermé en vue des travaux. (©ES / actu Paris)

C’est un tourneur-fraiseur du quartier, réfugié espagnol, qui repère la petite impasse. Rapidement, la CNT en devient locataire et investit les lieux. « L’idée était d’avoir une maison commune pour que les exilés espagnols républicains puissent se retrouver. Avoir un journal et un local, c’était ça leur pain quotidien », retrace Aimable Marcellan, fondateur de l’association mémorielle du 24 août 1944, intégrée au futur projet de réhabilitation.

À leur arrivée, de simples palissades et une charpente en bois délimitent l’espace étroit. Les nouveaux occupants se retroussent les manches. On maçonne des murs, on installe sommairement l’électricité et le chauffage. « Beaucoup étaient de jeunes retraités ou proches de la retraite. Ils ont fait les travaux avec les moyens du bord, sur leur temps libre et avec leurs propres deniers, en récupérant ce qu’ils pouvaient en matériel sur les chantiers », raconte Aimable Marcellan.

S’y retrouvent tous types de républicains ayant fui l’Espagne de Franco après la guerre civile, ceux de la CNT espagnole en tête. « Il y avait d’anciens déportés du camp nazi de Mauthausen, des résistants, des hommes de la Nueve qui ont libéré Paris avec la 2e division blindée du général Leclerc », liste le fondateur de l’association mémorielle. « Dans ce lieu, ils n’ont jamais cessé de commémorer et de se rappeler ce qu’ils avaient fait durant la guerre civile en Espagne. Beaucoup avaient mené le coup d’envoi de la riposte populaire après le coup d’État franquiste de 1936. Leur antifascisme était primordial ».

« Un petit coin d’Andalousie »

Au fil des ans, l’antenne syndicale du 33 rue de Vignoles s’étoffe de nouveaux occupants. Des artistes y montent leur atelier de peinture, d’arts plastiques ou de tapisserie. L’un d’eux lance une activité artisanale de production de miel. Dès 1985, l’association Flamenco en France y aménage une salle de danse et de concert. Une vraie peña espagnole, la première de Paris. « Ce sont des sortes de club qu’on trouve partout en Andalousie, comme des Amap culturelles », traduit Jérémie Sieffert, président de l’association.

Il ne faut pas longtemps pour que les murs se couvrent de vieilles affiches d’époque, de poêles à paella, d’azulejos colorés. « C’était dans son jus, fait avec du bric-à-brac, décrit affectueusement Nathalie Garcia Ramos, chargée de développement culturel à l’association. Mais il y a une vraie identité qui marquait les gens. On s’est vite attaché à ce lieu, à son décor, un petit coin d’Andalousie. Malgré la vétusté, on a pu y développer la passion du flamenco ».

Et quelle passion. « C’est une communauté très forte, un peu sectaire, de gens qui savent », décrit avec humour Jérémie Sieffert. En 1993, le congrès d’art flamenco se délocalise pour la première fois d’Espagne et atterrit au « 33 ». Outre de nombreuses activités pédagogiques, tous les mois, un concert est organisé avec des artistes reconnus de la scène flamenca. « À l’époque, on était les seuls à proposer ce genre de spectacle dans Paris. On a eu des moments de pure beauté », s’émerveille encore le président d’association. Le cadre intimiste de la salle, dont la jauge ne dépasse pas 60 personnes, joue pour beaucoup. « Aujourd’hui, le flamenco s’est beaucoup démocratisé, on en voit dans de grandes salles. Mais les moyens sont souvent démesurés pour une guitare en bois et un chanteur », juge l’aficionado.

Les années passant, la sociologie du lieu a changé. Aux Espagnols de première, puis de deuxième génération, et aux salariés venant aux permanences syndicales s’agrègent des gens du quartier, des jeunes de tous horizons désireux de s’essayer à l’art du flamenco. « On a toujours beaucoup de personnes d’origine espagnole, bien sûr, mais aussi des élèves d’origine asiatique ou slave. On donne aussi des cours pour les enfants le mercredi », glisse Nathalie Garcia Ramos.

Une adresse sur le fil

Fragile, le 33 a bien failli souvent disparaître. Notamment lorsque la Mairie de Paris a récupéré les lieux dans les années 1990, après la mort de l’ancien propriétaire, qui n’était en fait que titulaire d’un bail emphytéotique expiré. « Le maire de l’époque, Jean Tiberi, a voulu nous expulser, pour construire sur le terrain », retrace Jérémie Sieffert.

Un permis de construire est déposé. Mais la CNT mène une lutte acharnée pour faire capoter le projet. Manifestations, pétitions, contacts avec les élus… L’enclave espagnole résistera finalement, sauvée sous l’ère Delanoë. Mais la situation reste précaire. Il faut payer de lourds arriérés de loyer, et le bâti est en piteux état. « On entretenait comme on pouvait, mais à la longue ça ne pouvait pas durer. Et puis, rien n’était fait aux normes d’aujourd’hui en matière d’accueil de public, de personnes handicapées », reconnaît Nathalie Garcia-Ramos.

Une restauration dans l’esprit d’origine

Sous le mandat d’Anne Hidalgo, un nouveau tournant s’amorce. « Elle nous a tout de suite bien aimés, elle qui est née à San-Fernando, un berceau du flamenco », se souvient Jérémie Sieffert. La mairie donne son feu vert pour financer les travaux. Les différents occupants se réunissent sous une association commune, Les Pas Sages, et montent un projet, en collaboration avec l’association du 24 août 1944.

Il prévoit la rénovation des espaces : isolation, remise aux normes, création de nouveaux espaces… Le 33 renouvelé restera dans l’esprit d’origine. Il accueillera deux salles polyvalentes, une salle de danse, une miellerie toute équipée, et, nouveauté, un espace mémoriel dédié à l’Espagne républicaine et antifasciste. « On veut transmettre la mémoire de la Nueve pour la mêler à l’histoire de Paris et celle de France. Ce sera un espace pour mettre en lumière l’action des exilés en France, qu’ils soient socialistes, communistes, anarchistes », décrit Aimable Marcellan.

Le chantier, complexe en raison de l’étroitesse des lieux, est prévu pour durer a priori jusqu’à septembre 2026. Les travaux sont estimés à plus d’1 million d’euros. En attendant, l’association a été délocalisée dans une ancienne école de communication du 11e arrondissement, mise à disposition par la Ville. Mais rien n’est plus pareil loin de la rue des Vignoles, avoue Nathalie Garcia-Ramos. « On a hâte de retrouver notre passage. Cet endroit, il a une âme ».

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