Aujourd’hui, le 52, rue du Château-Landon à Paris (Xe) abrite un modeste taxiphone. Mais pour celles et ceux qui ont connu le premier « âge d’or » du hip-hop, l’adresse est avant tout celle d’une boutique devenue culte : Ticaret, installée dans le nord de la capitale entre 1986 et 1998, près de l’ancien terrain vague de Stalingrad, haut lieu du graffiti parisien.
Cut Killer, JoeyStarr, Oxmo Puccino, MC Solaar, les Sages Poètes de la Rue, La Cliqua, Booba… Des dizaines d’artistes aujourd’hui reconnus l’ont fréquenté pendant des années. « Pour vivre le mouvement, trouver des fringues importées, choper les bonnes infos, rencontrer des artistes, connaître les dates des concerts, il fallait y passer », se souvient Daniel Fourneuf, 65 ans, alias Dan, le cofondateur de Ticaret avec Françoise Hautot, ancienne mannequin et créatrice de mode.
Leur histoire et celle de ce magasin précurseur se dévoilent ce lundi soir dans un documentaire en deux parties, produit par Canal + et réalisé par J.O.E l’Extraterrestre, avec la voix off de Reda Kateb.
De friperie à magasin spécialisé
Ticaret, mot turc signifiant « commerce », c’est d’abord l’aventure d’un improbable duo. Électricien de formation, Daniel, banlieusard d’origine antillaise élevé à Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne), fait la rencontre de Françoise, Parisienne branchée et créatrice de mode, à la fin des années 1970.
Daniel Fourneuf et Françoise Hautot ont été associés et gérants de Ticaret, une friperie devenue boutique spécialisée et vitrine de la culture hip-hop à Paris. Capa presse/Boom films/Canal +
D’abord employé de Françoise dans sa galerie du faubourg Saint-Honoré (VIIIe), Daniel, passionné de roller et de hip-hop, devient en 1986 son associé lorsque la jeune femme se lance dans le commerce de vêtements de seconde main. Ils dénichent alors le petit local de la rue du Château-Landon.
Dan reconnaît lui-même qu’il n’avait pas l’âme d’un homme d’affaires. « C’est la rue qui a fait Ticaret, moi, j’ai juste bien écouté », nuance-t-il. La boutique devient vite un lieu de rendez-vous pour les graffeurs de Stalingrad et des pionniers du hip-hop, comme le DJ Dee Nasty.
Les ceintures « namebelts », l’accessoire clé
« Tout le monde se connaissait dans le hip-hop à l’époque, donc ils savaient qui j’étais, se souvient Daniel. Comme Françoise partait à New York pour chiner des produits, ils m’ont demandé si elle pouvait nous ramener des ceintures avec un cadre en or et des lettres incrustées à l’intérieur, des namebelts. C’était vraiment l’accessoire hip-hop par excellence, pour dire qu’on venait de la rue ».
Ticaret devient alors pionnier dans l’importation de produits américains : des lacets colorés pour les baskets, des blousons de marque Starter, Carhartt, les bérets et bobs Kangol, les baskets Troop… La boutique se transforme en lieu d’avant-garde où l’on peut parler de rap, et surtout trouver des vêtements vus dans les clips des plus grands rappeurs new-yorkais de l’époque.
Un concept unique en son genre en France, et même en Europe. « Un jour, un mec arrive à la boutique pour acheter une ceinture, alors qu’habituellement c’étaient des commandes. Il venait de Bruxelles. Il m’a dit : ça fait moins loin qu’aller à New York. C’est là que j’ai compris qu’il se passait quelque chose », confie Dan.
Booba, stagiaire chez Ticaret à 18 ans
Avec le temps, Ticaret devient un des lieux incontournables de la culture hip-hop parisienne. Outre les vêtements importés, les accessoires et les dents en or, les artistes viennent aussi pour y déposer leurs compilations. On trouve aussi des fanzines dédiés au rap, des vinyles…
Mais la boutique est aussi un espace de création artistique, dans le studio installé à la cave par Daniel, grâce à l’argent de sa signature en label en 1993 et à l’avance obtenue après la sortie du single « Moda & Dan s’ennuient », avec l’ancien rappeur du Ministère A.M.E.R.
C’est ici que le jeune Booba, 18 ans, a d’ailleurs enregistré son premier morceau, avec le groupe La Cliqua, en 1994. Daniel se souvient avoir été choqué par le niveau de celui qui deviendra ensuite une légende du rap français. « On n’avait jamais entendu quelqu’un rapper comme lui avant. Il n’était pas au-dessus des autres, il était déjà sur une autre planète », se remémore-t-il.
La même année, Booba passera même un an chez Ticaret comme stagiaire. « Il ne travaillait pas vraiment, il passait ses journées à écrire et écouter du son, mais ça ne nous posait pas de problème », plaisante Daniel.
« J’ai compris que le magasin était mythique quand on a fermé »
La deuxième moitié des années 1990 est celle du début du déclin pour Ticaret. « La concurrence a commencé à arriver aux Halles, un quartier mieux situé et moins dangereux », raconte Daniel Fourneuf. À cause de quelques erreurs stratégiques, et tandis que le mouvement rap devient un phénomène en France, Ticaret passe de magasin « précurseur à suiveur », estime Dan.
Paris (XIIIe), le 20 novembre. Daniel Fourneuf, alias Dan de Ticaret, 65 ans, a été le co-gérant et homme à tout faire de Ticaret de 1986 à 1998. LP/A.C
« On a commencé à devenir has been, poursuit-il. Le hip-hop, c’est notre bébé mais il a fini par devenir majeur. À un moment donné, ça ne t’appartient plus. » L’aventure Ticaret s’arrête finalement en 1998. « J’ai compris que le magasin était devenu mythique quand on a fermé. On m’en parle encore beaucoup aujourd’hui. »
Après une longue traversée du désert sur le plan personnel, Daniel et Françoise rebondissent au début des années 2000, lui comme DJ, elle comme psychologue. « Avec le recul, je n’ai aucun regret, au contraire je remercie la vie, confie Daniel. Ticaret a ouvert des possibilités pour plein de gens, qui se sont dit qu’eux aussi pouvaient réussir dans le hip-hop. »