Baptisée « Le Terrible », comme le sous-marin de la Marine Française, la petite barque ne paye pas de mine. De ses flancs, l’on tire moins des ogives nucléaires que des filets de pêche.
Mais qu’importe, le nom en jette et prête à se moquer.
Des autres surtout : « Il fallait bien ça quand on n’en mène pas large au milieu des yachts », se marre son capitaine, Daniel Cozzolino.
À 70 ans, « dont 40 passés en mer », son rire emprunte aux goélands leurs accents ironiques.
Arrimé sur la jetée de la marina de Villeneuve-Loubet, le pêcheur jette un regard usé et résigné sur la baie : « Terrible… Ça dit bien ce qu’est devenu notre métier. Sans détour, sans appel. On est voués à disparaître, faute de poissons à remonter. »
Un déchirement pour ce descendant des pionniers napolitains ayant fondé le Cros-de-Cagnes.
De l’ancien village de pêcheurs- ils ne sont plus que six- dont il est le premier prud’homme depuis plus d’une décennie, le loup de mer tire un portrait tendre et tragique.
Il tient une conférence aujourd’hui à 11h, au port abri, Salle de la Mer, à l’occasion des rencontres franco-italiennes.
Il y a un siècle, le Cros devait à l’essor de la sardine son statut de plus grand port de pêche des Alpes-Maritimes. Aujourd’hui, ce poisson a disparu de la baie…
La baie poissonneuse est devenue un désert. Dans les années 1960, 80 tonnes de sardines étaient pêchées par an. Désormais, il n’y a plus aucunes sardines. Celles que l’on mange lors de la sardinade, place Saint-Pierre, le premier week-end de juillet, sont importées de Catalogne. Concernant les autres poissons, ce n’est pas glorieux. Ils sont toujours moins nombreux et plus petits.
Comment expliquer cette extinction ?
La chaîne alimentaire est brisée. Le plancton s’appauvrit sous le coup du dérèglement climatique. L’acidification rend impossible la croissance [de certaines espèces]. Cet été, la baie a encore atteint les 30 degrés. Des eaux plus chaudes en surface créent une couche qui se mélange moins avec les eaux profondes. Moins de brassage, moins de nutriments. Des espèces de plancton migrent aussi vers le nord, réduisant la diversité locale. Les poissons n’ont plus de quoi se nourrir. Il faut donc réduire les émissions de CO2 qui sont la principale cause du dérèglement climatique. Et encore… Si de véritables résultats étaient obtenus maintenant, les effets ne se feraient ressentir que d’ici des décennies.
Prenant une part importante dans ces émissions de CO₂, le trafic aérien et maritime local tend à croître. Votre voix est-elle audible ?
Yachts, avions, jets privés… on n’a pas de poids économique ou politique pour les ralentir. Le rapport de force est inexistant. Avant, on était les patrons de la mer. Mais c’est fini [il indique le pointu qui jouxte sa barque]. Ça fait deux ans que ce bateau est à l’abandon. Son proprio travaille désormais sur des yachts. Ça paye mieux. La profession a de l’avenir…
Nous rejetons aussi à la mer d’innombrables polluants…
Les rivières drainaient hier le limon. Aujourd’hui c’est la pollution. Elles ont fait la richesse de la Baie des Anges. Elles en causent désormais la perte. Dès qu’il pleut, toutes les saloperies – microplastiques, hydrocarbures, mégots – finissent à la mer. Sans parler des rejets des stations d’épuration : résidus médicamenteux, produits ménagers, désinfectants ou cosmétiques. Ça fait chuter la fertilité des poissons… qui, à la consommation, gardent ces toxines.
Sur la Côte, il y a largement plus de pêcheurs plaisanciers que de professionnels. Vous livrent-ils une concurrence déloyale ?
C’est très bien la pêche pour le plaisir. Mais se partager le gâteau devient de plus en plus compliqué. S’ils pêchent moins que nous, ils sont plus nombreux. Sur les réseaux sociaux, ils se partagent les bons secteurs. Si jusqu’à présent aucun quota ne leur était imposé, à partir du 10 janvier ils devront déclarer leurs prises sur une application. C’est une grande victoire.
Pour régénérer les viviers, la création d’aires marines protégées suffit-elle ?
La pêche est interdite dans les estuaires de la Cagne et du Loup. Ça aide à la préservation du peu de poissons qui existe encore. Mais le problème est ailleurs. L’herbe ne pousse pas dans le désert.
Vous vous sentez aussi comme une espèce en voie de disparition ?
J’ai grandi dans une famille de pêcheurs. C’est dans mon sang. Mais j’ai dissuadé mes enfants de reprendre. À 70 ans, je n’ai pas de quoi partir à la retraite. Ce métier artisanal est aussi dur qu’il rapporte peu. Il va progressivement disparaître. J’en garderai le souvenir des gestes, des criées, des amitiés. Et aussi la foi. Sans elle, je ne jetterai pas mes filets, en solitaire, tous les matins, avant l’aube.