Jeudi 25 septembre 2025, à l’occasion d’un discours prononcé devant la Fédération des industries allemandes (BDI), Boris Pistorius, le très populaire ministre socialiste de la Défense, a annoncé une série d’investissements pour les capacités spatiales de défense allemandes avoisinant un total de 35 milliards d’euros sur les cinq prochaines années. Les ordres de grandeur de ces efforts, inédits pour le secteur spatial en Europe, témoignent en réalité d’un renversement doctrinal et politique beaucoup plus large, qui voit l’Allemagne affirmer sa prééminence sur les sujets spatiaux. Ces annonces, qui interviennent en concomitance avec le dévoilement de manœuvres hostiles de satellites russes contre des infrastructures allemandes en orbite, reflètent une prise de conscience outre-Rhin des enjeux liés au spatial, en particulier en matière de défense. À plus long terme, elles préfigurent ce à quoi pourrait ressembler le rapport de puissance dans l’Europe de demain, avec une Allemagne en cheffe de file.

Pour la France, qui craint tout ce qui touche à l’équilibre des forces de part et d’autre du Rhin, ces annonces marquent un déclassement redouté de longue date à l’échelle européenne, alors que ses marges de manœuvre, budgétaires comme politiques, sont particulièrement contraintes. Les récentes annonces du président de la République, qui vient de dévoiler une stratégie nationale spatiale, illustrent froidement cette décorrélation grandissante entre les moyens et les ambitions. Malgré tout, la poussée d’ambition allemande peut aussi faire apparaître des opportunités, à condition pour la France de s’organiser rapidement.

Pour l’Europe, qui doit composer avec la montée en puissance des stratégies hybrides et du rapport de force dans son voisinage immédiat, ces annonces sont naturellement salutaires et constituent un pas dans la bonne direction. Le continent accuse en effet, particulièrement en matière d’architectures de défense spatiale, de grandes lacunes et de profondes dépendances, alors que le rôle de celles-ci dans les opérations grandit d’un conflit à l’autre, et que la perspective d’un engagement sur son propre sol se précise.

Aux racines du basculement allemand

Lorsque Boris Pistorius s’avance à la tribune, le parterre de généraux et de chefs d’entreprise qui compose l’auditoire n’attend pas de grands bouleversements. Et pour cause : Dorothée Bär, la ministre de la Recherche, de la Technologie et de l’Espace qui s’est exprimée juste avant lui, s’est contentée d’un propos relativement plat. Rien qui ne laisse augurer, en définitive, que la table puisse être reversée.

C’est alors que, à l’image d’un deus ex machina grossièrement ficelé, Boris Pistorius entame son discours et fend l’armure. Dans le sillage du ton grave qu’il emprunte, il annonce des investissements en matière de spatial de défense d’une ampleur sans précédent pour un total de 35 milliards d’euros d’ici à 2030, soit 7 milliards par an. Pour la seule œuvre de rappel, le soutien public total de l’État en France en matière de spatial avoisine les 3 milliards annuels, dont la part consacrée à la défense, toujours difficile à estimer en raison de la nature intrinsèquement duale du secteur, oscille entre 800 millions et 1,3 milliard d’euros selon les périmètres retenus. Toujours dans le sillage de la stratégie nationale spatiale, le président de la République a toutefois annoncé des moyens supplémentaires à hauteur de 4,2 milliards d’euros d’ici 2030 pour le spatial militaire français.

De fait, les investissements allemands annoncés dépassent de très loin tout ce que la France est en mesure de proposer compte tenu de sa situation budgétaire. Pire, ils envoient le signal que notre pays ne joue désormais plus dans la même catégorie que son voisin. De manière cruelle, la cible de ces dépenses vient en creux valider la posture spatiale stratégique que la France défend depuis 5 ans sans s’être donné les moyens de la financer. Ce dont la France rêvait, l’Allemagne l’a fait.

Ainsi, comme l’annonce Boris Pistorius, l’objectif pour l’armée allemande est de se positionner en matière de satellites d’observation, de systèmes spatiaux de défense, de surveillance et même d’alerte avancée. Pour le dire autrement, il s’agit de doter la Bundeswehr de l’ensemble des capacités spatiales nécessaires à la conduite d’un conflit de haute intensité.

La clé de voûte de cette nouvelle ambition doit être une constellation nationale de communication en orbite basse, dont le financement composera près d’un tiers du total dévoilé par le ministre allemand de la Défense. Si son annonce était pressentie de longue date par les observateurs du secteur, son architecture précise n’était, jusqu’ici, ni fixée ni même décidée. Pour les plus cyniques, le vent de la rumeur provenait en réalité d’un pilotage de Berlin, qui souhaitait s’octroyer de nouveaux leviers de négociation dans une tentative à peine voilée de remettre à plat les discussions relatives à IRIS², le projet européen de constellation de connectivité en orbite basse et moyenne. L’entreprise allemande s’est pourtantavérée bien réelle, assortie au demeurant d’un financement et d’une ambition que peu anticipaient.

Pour la France, engluée dans une crise politique aux contours incertains et grippée par des finances publiques qui poursuivent leur dégradation, l’interprétation du virage allemand pose question. La première leçon de ces annonces n’est pas tant industrielle ou technologique que stratégique. L’Allemagne cherche depuis près d’une décennie maintenant à revenir dans le jeu spatial, où elle a longtemps peiné à faire valoir ses intérêts.

Il convient ici de noter la convergence intrinsèque entre les dimensions stratégique et économique du secteur spatial du point de vue allemand et le rôle de cette convergence dans les dynamiques industrielles à l’œuvre. L’évolution récente de la position allemande s’inscrit à cet égard dans le sillage d’une remise en cause de la stratégie de son complexe industriel et de sa recherche de nouveaux débouchés, en particulier technologiques, qui pourraient lui permettre de prévenir et de mitiger l’effondrement de quelques-unes de ses industries nationales phares.

Jusqu’à présent, l’Allemagne ne s’était pas véritablement donné les moyens de contester le leadership français, de telle sorte qu’en matière de spatial européen, elle a toujours plutôt suivi le tempo qu’elle ne l’a dicté, épousant le fameux leading from behind d’Helmut Schmidt. Les annonces de Boris Pistorius ne laissent aucune place au doute quant à la prise de conscience que le spatial est en passe de devenir l’un des pôles majeurs de puissance du XXIᵉ siècle et que l’Allemagne ne pouvait décemment pas se permettre d’en être absente. Cette réorientation, mécaniquement appelée à mettre le pays en travers de la vision française, ne s’est pas faite sans heurts, amenant des confrontations fréquentes sur le sujet des lanceurs (Ariane 6), de Galileo (le système de navigation européen, équivalent du GPS), des satellites et, plus récemment, d’IRIS².

En l’occurrence, le discours de Boris Pistorius donne corps à la volonté allemande de jouer dans la cour des grands. Il faut dire qu’en matière de spatial, si ce sont les grandes aventures humaines et scientifiques qui suscitent l’intérêt du grand public, ce sont bien les infrastructures – satellites, systèmes sols – et les technologies intéressant la défense qui demeurent les marqueurs véritables d’une puissance. Les premières agissent d’ailleurs souvent comme une vitrine au service d’un secteur dont la matrice fut et demeure militaire. En investissant dans le secteur spatial de défense, l’Allemagne ne s’y trompe donc pas et se donne les moyens réels de reprendre le leadership en Europe.

S’il fallait une preuve supplémentaire de cette bascule, et si l’on en croit les mots de Dorothée Bär elle-même, l’Allemagne nourrit toujours l’ambition de devenir le premier contributeur à l’Agence spatiale europénne (ESA). Le vote du Bundestag le 18 septembre dernier avait affecté une contribution à l’ESA en diminution par rapport aux années précédentes, pour atteindre 943 millions d’euros sur l’année, ce qui n’avait pas manqué de semer le doute à l’agence comme à Paris, Rome ou encore Bruxelles. Cette décision s’était de toute évidence faite indépendamment du nouveau cadre stratégique allemand. La conférence ministérielle de Brême qui doit se tenir les 26 et 27 novembre prochain devrait être l’occasion pour l’Allemagne de joindre la parole aux actes, avec une contribution annoncée proche de 5 milliards d’euros, loin devant ses partenaires français et italiens.

Une posture ajustée à la centralité croissante du spatial

Les termes employés par Michael Traut, major général et chef du Commandement allemand de l’espace, ne laissent aucune place au doute : « Nous avons pris conscience de l’importance de l’espace pour la sécurité nationale […]. Le spatial est appelé à devenir une partie intégrante de la guerre. » Ces paroles viennent épouser une réalité : le dépassement du spatial comme simple outil d’appui au service des armées pour s’ériger en pilier opérationnel des architectures contemporaines de sécurité et de défense. En toile de fond, difficile de ne pas voir l’ombre du conflit ukrainien. La situation sur ce terrain, fréquemment commentée pour les similitudes qu’elle affiche avec le premier conflit mondial, est en réalité celle d’une guerre où le spatial intervient à tous les étages.

En Ukraine, l’ensemble des échelons – tactiques, stratégiques et opératifs – est facilité et complété par le spatial, qui mobilise tous les types de services qu’il peut offrir. Le plus notoire est sans nul doute celui de la connectivité, ici permise en grande partie par la constellation Starlink, dont le déploiement rapide a permis d’assurer la résilience de toute la société ukrainienne, bien au-delà des seuls militaires. Plus en avant dans le conflit, la constellation est venue répondre aux besoins quotidiens formulés par les forces ukrainiennes en matière de connectivité, en particulier dans l’usage des drones, banalisé pendant le conflit, et dont l’une des modalités de pilotage se fait par ondes radio transmises par satellites. On rappellera utilement que, de l’aveu même de certains généraux ukrainiens, le conflit aurait pu être perdu en l’absence de Starlink.

Le renseignement d’origine image (ROIM), illustré en amont et au début du conflit, continue également de jouer un rôle prégnant, à telle enseigne que c’est d’abord contre lui que se sont portées les mesures américaines de suspension d’aide lors de l’arrivée aux affaires de la seconde administration Trump. La navigation enfin, qui relève du positionnement par satellites, permet de guider de nombreux systèmes d’armes et d’organiser les mouvements de troupes. Cette fonction essentielle permise par des systèmes spatiaux n’échappe pas davantage au conflit : la guerre électronique y est particulièrement intense, avec notamment le brouillage (jamming), destiné à saturer le système GNSS, et l’usurpation (spoofing), qui vise à le tromper par l’émission de faux signaux.

Le discours de Boris Pistorius marque aussi la prise de conscience allemande qu’un futur conflit se joue dans l’espace et que les infrastructures qui y sont présentes peuvent être prises pour cible : « Celui qui les attaque peut paralyser des États entiers. » Ces propos sont à replacer dans le cadre du dévoilement récent par les armées allemandes d’approches et autres manœuvres de harcèlement russes autour de certaines de ses infrastructures. Ils renvoient plus généralement à la notion d’arsenalisation, qui se rapporte au placement d’armes dans l’espace, permettant, selon l’objectif poursuivi, de conduire des opérations depuis ou dans l’espace, afin de neutraliser les capacités spatiales adverses et d’entraver l’exercice de leur souveraineté.

Pour y répondre, Boris Pistorius a esquissé quelques pistes particulièrement ambitieuses, en matière de surveillance de l’espace, de manœuvres avec le lancement de satellites patrouilleurs-guetteurs et, enfin, de nouvelle constellation d’observation, de reconnaissance et de communications. Ces systèmes devraient être assortis de nombreuses normes de redondance et de robustesse à des fins de résilience jusqu’à présent quasiment absentes des architectures européennes. La France ne dispose, par exemple, que de quelques satellites d’observation patrimoniaux, dont les très stratégiques satellites de la Composante spatiale optique (CSO), au nombre de trois. Ces technologies comptent parmi les meilleures et les plus éprouvées au monde, mais leur nombre limité et leur très haute valeur unitaire en font des cibles vulnérables et de choix pour un acteur capable.

Pour Marco Fuchs, le président d’OHB Systems – qui devrait se tailler la part du lion dans les futures annonces allemandes –, ce discours est au spatial allemand ce que le discours de John Fitzgerald Kennedy à l’université de Rice en 1962 fut au spatial américain. Le « Moonshot », comme il est parfois surnommé, correspond à ce moment où le président américain esquisse l’effort convergent de toute une nation vers une aventure difficile et exigeante, pour des motifs politiques, mais aussi intrinsèquement culturels. Le mariage entre l’aventure spatiale américaine et l’esprit pionnier et prométhéen dont elle se prévaut a marqué les mémoires de toute une génération. Aujourd’hui encore, le « Moonshot » se trouve fréquemment pris à témoin – parfois, non sans naïveté – pour justifier du caractère supérieur de l’aventure spatiale et susciter la bonne mobilisation des intelligences.

Le nouveau barycentre du spatial européen ?

Les questions restent nombreuses, bien sûr, et un tel discours ne saurait être seulement performatif. Les sommes engagées, d’abord, et les délais qui lui sont rattachés, ensuite, laissent perplexe sur la capacité réelle de l’Allemagne à transformer de telles annonces, autant d’un point de vue technologique qu’industriel. Le discours très politique laisse désormais la place aux véritables difficultés. Le parallèle avec le premier âge de l’aventure lunaire américaine peut être poursuivi jusqu’à rappeler les mots du très illustre administrateur de la NASA entre 1961 et 1968, James E. Webb, prononcés dans le sillage du discours précité de Kennedy. Conscient certainement de l’ampleur de la tâche qui l’attend, il répète à plusieurs reprises une formule passée depuis à la postérité : « Who wants my job ? ».

Dans cette perspective, il y a bien évidemment une fenêtre d’opportunité qui s’ouvre pour la France, qui pourrait mettre au service du projet allemand – et donc européen – ses compétences et son tissu industriel. Pour son propre secteur, asphyxié par les pertes de compétitivité et l’absence de perspectives budgétaires, il s’agit là d’une occasion inespérée de se maintenir avant que des temps plus favorables ne lui permettent de s’engager sur un chemin proche de celui des Allemands.

Pour l’heure, cependant, les investissements annoncés par Boris Pistorius semblent d’abord fléchés vers des infrastructures souveraines, sans financement attribué à des projets européens. Toujours selon les mots du général Traut, l’« Allemagne ne veut dépendre des capacités clés d’aucune autre puissance, américaine ou européenne ». Cette vision renvoie à la dimension politique et stratégique de la pensée allemande, laquelle cherche à corriger une position de dépendance consentie héritée de l’ordre post-Seconde Guerre mondiale, qui l’aurait privée d’une prééminence naturelle sur les sujets spatiaux.

Sur le plan strictement stratégique, l’Allemagne demeure ainsi attachée à son ancrage atlantiste traditionnel, malgré l’émergence de débats internes. Le choix de privilégier les capacités spatiales de soutien, de surveillance et de communication plutôt que des capacités offensives montre bien que pour l’heure, il ne s’agit pas de s’affranchir complètement de la tutelle américaine, mais de considérablement crédibiliser ses moyens nationaux au sein d’un cadre stratégique qui reste fondamentalement aligné sur celui de l’Alliance atlantique.

Au cas par cas, cette volonté de faire émerger des infrastructures souveraines n’empêche donc pas le lancement de nouvelles coopérations. La difficulté apparente des Allemands à traduire industriellement l’ensemble de l’enveloppe consentie pourrait les pousser à solliciter des solutions dites « sur étagère », auprès de partenaires étrangers hors du cadre européen, afin de bénéficier rapidement de capacités clés en main.

De la même manière, certaines ambitions partagées l’ont amené à pragmatiquement nouer de premières coopérations structurantes. On citera notamment le projet Joint Early Warning for a European Lookout (JEWEL), lancé conjointement avec la France. Ce projet ambitieux doit doter les deux pays d’une première capacité d’alerte avancée, qui permet la primo-détection de départs de vecteurs et corriger ainsi l’une des dépendances les plus criantes des Européens pour ce qui relève de la composante spatiale. Au niveau industriel, les collaborations annoncées entre OHB Systems et Dassault Aviation pour la confection d’un premier démonstrateur d’avion spatial Vortex (pour « véhicule orbital réutilisable de transport et d’exploration »), ou la très ambitieuse entreprise franco-allemande The Exploration Company sont autant d’exemples de ces quelques lignes de convergence.

Cette grille de lecture plus économique des annonces allemandes converge avec l’analyse stratégique de la souveraineté en matière de spatial. Cette dernière trouve aussi son origine dans le conflit ukrainien, qui démontre la centralité des systèmes spatiaux en même temps qu’il en souligne les implications en matière de souveraineté et de puissance. En plus des mesures d’interruption de renseignement d’origine image, les services de Starlink ont été coupés momentanément pour prévenir une attaque par drones navals contre des bâtiments russes, alors jugée escalatoire.

Ainsi, le projet allemand, pour tout ce qu’il comporte de bénéfique à l’endroit de la sécurité du continent, pourrait également venir bousculer et profondément modifier l’équilibre du spatial européen et, avec lui, les grands ouvrages qui le maintiennent à flot. C’est notamment le cas d’IRIS², le projet constellation de télécommunications sécurisées de la Commission européenne. Poussé par la France et l’ex-commissaire Thierry Breton, celui-ci est chargé de répondre à la lourde ambition d’assurer une souveraineté à l’Europe sur un pan critique dont elle se trouve encore dépourvue à l’heure actuelle, la rendant fatalement dépendante, à l’image de l’Ukraine.

Les enjeux spatiaux hors défense

Au-delà des objectifs seulement stratégiques, IRIS² porte aussi la promesse d’une activité industrielle et commerciale pour l’ensemble du secteur. On peut craindre que le projet en l’état ne pâtisse d’une défiance encore plus prononcée de la part de l’Allemagne, qui pourrait ne pas avoir besoin de deux constellations aux fonctions et aux modalités – autant que l’on sache – similaires. La messe n’est toutefois pas encore dite et il est tout à fait possible, pour ne pas dire souhaitable, que ces deux architectures évoluent dans un cadre commun.

La question d’IRIS² ouvre donc plus généralement celle de l’interopérabilité des systèmes spatiaux européens et alliés, qui ne peuvent en définitive plus se contenter d’évoluer en silo et selon des besoins exclusivement nationaux. C’est notamment vrai en matière de Command & Control (C2) et de transfert des informations, où les bonnes volontés passées ont parfois pu se heurter à la réalité du terrain. En matière de surveillance de l’espace, notamment le consortium EU Space Surveillance & Tracking (EU-SST), la coordination européenne a parfois souffert de nombreux manquements.

Ces enjeux de temps long se télescopent par ailleurs avec un moment de recomposition pour l’industrie spatiale européenne. Les défis industriels, notamment, au-delà d’IRIS², se sont trouvés au cœur des négociations entre les trois principaux fabricants de satellites européens, Thales Alenia Space, Airbus Defense & Space et Leonardo, dont l’objet est de parvenir à une fusion des activités satellitaires. Dans l’idée, une telle fusion doit permettre l’émergence d’un acteur de taille critique suffisante pour peser à l’échelle mondiale, avec en toile de fond l’ambition de limiter les pertes des trois fabricants. Autre circonstance particulièrement évocatrice de la singularité du moment, le départ de Martin Sion de la direction générale d’ArianeGroup.

Le discours ne lève également pas le voile sur les intentions allemandes en dehors du spatial de défense. Les dynamiques qui s’y jouent sont pourtant importantes, et prises dans un halo d’incertitudes qui nous viennent d’outre-Atlantique, où la bataille quant au budget de la NASA s’est déroulée sans administrateur permanent entre l’éviction puis le retour en grâce de Jared Isaacman. On ne saurait trop rappeler que l’Europe se retrouve en position d’être définitivement exclue de nombreuses missions scientifiques et exploratoires qu’elle avait lancées. En envisageant la plupart de ses missions sous un format de coopération, l’Europe s’est en réalité placée dans une situation de dépendance qui empêche la continuité de certains programmes lorsque le partenaire fait défaut. C’est notamment vrai pour les missions martiennes Rosalind Franklin (rover européen à la surface) et Mars Sample Return (retour d’échantillon depuis la surface).

Surtout, les Européens ne savent toujours rien de la suite qui sera réservée à Artemis, programme américain d’exploration lunaire lancé en 2018 et qui ambitionne le retour de la puissance américaine sur le sol sélénite. Initialement prévu pour 2024, le programme accumule les difficultés et pourrait être reconfiguré au détriment des contributions européennes. La poussée d’ambition allemande, si elle n’a trait qu’à la défense jusqu’à maintenant (et dans un cadre éminemment national), serait également susceptible de se déployer dans les domaines du vol habité et de l’exploration, que l’Europe pourrait être contrainte d’abandonner sans signal ambitieux.

Outre-Rhin, le sujet de l’exploration lunaire suscite par exemple un intérêt singulier chez beaucoup, voire émotionnel chez certains. Cette ambition allemande de peser dans le jeu lunaire s’est reflétée jusque sur le devant de la scène politique nationale, puisque l’exploration de la Lune fait partie du contrat de coalition qui a porté le chancelier Friedrich Merz au pouvoir. L’Allemagne pourrait ainsi se faire en Europe le défenseur d’une exploration robotisée de la surface, par exemple, alors que la Lune n’est jamais parvenue à susciter de fort intérêt, encore moins de consensus. L’enjeu est double : il s’agit aussi bien de s’attribuer l’une des quelques – rares – zones d’atterrissage qui existent au pôle Sud de la Lune que de s’inviter dans un rapport de puissances dont la finalité n’est pas le seul prestige, mais aussi la capacité à faire valoir son modèle à l’échelle internationale. Ces questions, dont on comprend qu’elles ne figurent pas au rang de priorité pour de nombreux États européens, devraient néanmoins être portées à l’ordre du jour de la prochaine conférence ministérielle de l’ESA, la semaine prochaine, à Brême.

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La poussée d’ambition allemande intervient dans un paysage spatial européen en pleine recomposition et, disons-le, à un carrefour existentiel. La période qui s’ouvre pourrait voir le continent s’écarteler sous l’effet de replis nationaux généralisés, nourris par les tensions politiques ou les contraintes budgétaires. L’affaissement du spatial européen aurait pourtant des conséquences particulièrement irréparables en matière de sécurité et de souveraineté, alors que se profilent à l’horizon des menaces d’une magnitude inédite.

La France sait mieux que quiconque les enjeux très particuliers que ce domaine charrie et les pesanteurs stratégiques qui lui sont rattachées. Néanmoins, sa fragile situation la conduit contre sa volonté à devoir se mettre en retrait d’une refonte de l’Europe spatiale, au profit d’une Allemagne qui pourrait en devenir le maître des horloges à l’exemple des mots. C’est donc momentanément auprès d’elle que se nichent les marges suffisantes pour emmener le continent, sinon vers la même aventure, du moins vers le même élan qui fit lever les yeux au ciel de l’autre côté de l’Atlantique il y a bientôt 65 ans.

Crédits photo : Victor Golmer