Si l’objectif de Donald Trump, en dégainant son soi-disant plan de paix pour l’Ukraine, était de contrarier les Européens, il n’aurait pas pu faire mieux. Plusieurs dispositions du mémorandum sont orthogonales aux efforts déployés par les chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union européenne et les autres alliés de Kiev pour aider le pays agressé à résister à Moscou.
Les réactions horrifiées et indignées des diplomates et experts dans les capitales européennes disent le choc causé par la publication des 28 points du projet américain. Car c’est l’ensemble des projets de l’Union européenne pour asseoir son « autonomie stratégique » et garantir la sécurité européenne face à l’impérialisme poutinien qui est percuté de plein fouet par le plan Trump, concocté en secret par l’émissaire américain Steve Witkoff et son homologue du Kremlin, Kirill Dmitriev.
Cinq points en particulier sont douloureux pour les Européens, du moins la grande majorité d’entre eux (la Hongrie pro russe de Viktor Orban, hostile à l’aide à l’Ukraine, a applaudi aux propositions de Washington). Au-delà du diktat imposé à l’Ukraine, qui est en lui-même révoltant du point de vue européen, ces points d’inquiétude montrent le peu de cas que Donald Trump fait de la sécurité du Vieux continent et des intérêts de ses alliés.
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Primo, le plan prohibe le stationnement de militaires des pays de l’Alliance atlantique en Ukraine. Or, Français et Britanniques, en toute transparence avec les Américains, ont mis sur pied depuis l’été une « Coalition des volontaires » regroupant une trentaine de pays, pour la plupart membres de l’Otan, afin d’installer en Ukraine, loin du front, une « force de réassurance » chargée de surveiller l’application d’un éventuel cessez-le-feu. Ce projet deviendrait inapplicable si le plan Trump était mis en œuvre tel quel.
Secundo, le plan trumpien pourrait réduire à néant le projet européen d’accorder un méga prêt à l’Ukraine basé sur les avoirs russes gelés en Europe (environ 200 milliards de dollars). Le mémorandum américain prévoit que quelque 100 milliards seraient investis sous la direction de Washington pour la reconstruction de l’Ukraine. Les Etats-Unis recevraient « 50 % du profit » généré. Le reste des avoirs russes serait dégelé et donc restitué à Moscou, qui n’aurait apparemment aucune réparation à payer pour les dégâts considérables causés par ses armées. Les Européens seraient par ailleurs priés, sans qu’on leur ait demandé leur avis, de verser 100 milliards de dollars de leur poche pour la reconstruction de l’Ukraine.
La Belgique, qui détient l’essentiel des avoirs russes, a demandé à ses partenaires européens des garanties de solidarité avant d’avaliser le projet de prêt de 140 milliards d’euros en faveur de Kiev. Les Vingt-Sept ont prévu de finaliser ce projet au prochain Conseil européen, les 18 et 19 décembre. Le projet, incompatible avec le plan de Trump, risque de devenir un test majeur de leur détermination à soutenir Kiev.
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Tertio, le mémorandum laisse entendre que des parties de l’Ukraine occupées par la Russie, et même la portion de l’oblast de Donetsk que Moscou n’a jamais réussi à conquérir, pourraient désormais être considérées comme partie intégrante de la Fédération de Russie, ce qui sanctionnerait une modification de frontières par la force, contraire à tous les principes fondant la sécurité européenne depuis la Seconde Guerre mondiale. La Charte de Paris de 1990, tout comme les accords d’Helsinki de 1975 – textes signés par Moscou, Washington et tous les Etats européens – garantissent, entre autres, l’intégrité territoriale et le règlement pacifique des différends ; ils prohibent le recours à la force et les modifications de frontière ; ils permettent à chaque pays de déterminer librement son appartenance ou non à une alliance.
Le texte américain contredit ces dispositions en stipulant que l’Otan devrait désormais renoncer à tout élargissement et que l’Ukraine devrait abandonner son objectif d’y adhérer (lequel est inscrit dans sa Constitution depuis 2019). L’engagement de l’Otan à accueillir tout Etat européen qui en ferait la demande est en outre inscrit dans le traité fondateur de l’Alliance, signé en 1949 à Washington.
Quarto, le désarmement partiel de l’Ukraine, qui devrait limiter les effectifs de ses armées à 600 000 hommes, un tiers de moins qu’aujourd’hui, va à l’encontre des impératifs de sécurité non seulement de l’Ukraine, mais aussi du continent tout entier. Du point de vue européen, il conviendrait au contraire de renforcer l’armement de l’Ukraine afin de dissuader toute nouvelle agression russe à l’avenir, y compris comme d’autres voisins de Moscou, les Pays Baltes notamment.
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Quinto, le plan Trump laisse planer un doute sur l’engagement des Etats-Unis au sein de l’Otan en présentant Washington comme un « médiateur » entre la Russie et l’Alliance. Comment la principale puissance de l’Otan, en position de leadership depuis 1949, peut-elle se concevoir comme un médiateur, terme qui implique une certaine neutralité ? En semblant s’affranchir de la solidarité qu’il doit à ses alliés, Trump sape la raison d’être de l’Otan – une organisation que déjà pendant son premier mandat, il avait menacé de quitter.
Pour l’instant, les dirigeants de l’Union européenne et des autres alliés de Kiev (Royaume-Uni, Norvège, Canada, Japon), réunis en marge du G20 à Johannesburg en Afrique du Sud, ont réagi avec mesure au plan Trump. Dans une déclaration publiée samedi, ils ont accepté le mémorandum comme base de discussion « qui requiert un travail complémentaire ». Ils ont rappelé que « les frontières ne peuvent pas être modifiées par la force » et se sont dits « préoccupés des limitations qui seraient imposées aux forces armées ukrainiennes, qui laisseraient l’Ukraine vulnérable à une future attaque ». Réussiront-ils à infléchir le plan ? C’est tout l’enjeu des discussions à venir.
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