Secrétaire à la défense sous Bush père, vice-président sous Bush fils, grand artisan de l’intervention des États-Unis en Irak en 2003, Dick Cheney restera dans l’histoire comme une figure emblématique de la mise en œuvre des idées néoconservatrices – un mouvement en recul au sein du Parti républicain depuis que Donald Trump en est devenu la tête de pont.

Décédé le 3 novembre 2025 à l’âge de 84 ans, Dick Cheney était l’une des figures les plus controversées de la politique américaine. L’ancien vice-président des États-Unis durant les deux mandats de George W. Bush (2001-2009) est connu à la fois comme le « père » de l’intervention en Irak de 2003 et comme un symbole malgré lui d’un courant intellectuel dont il ne faisait pas partie et qui a traversé la politique du pays après la Seconde Guerre mondiale, le néoconservatisme.

Son décès sonne comme le glas symbolique de ce courant associé au Parti républicain, à une politique étrangère offensive et à la défense d’Israël. Sa carrière, qui a connu tous les honneurs que peut offrir un cursus honorum américain, est le symbole de la trajectoire de toute une droite née dans le sillage de l’arrivée de Ronald Reagan au pouvoir en 1980. Quel est l’héritage de Dick Cheney et son lien avec ce courant ? Que reste-t-il du néoconservatisme aujourd’hui ?

Un début de carrière fulgurant

Quittant le Wyoming de sa jeunesse avec sa future épouse, Lynne Cheney, qu’il a connue au lycée, Richard B. Cheney entame sa carrière par de brillantes études à Yale (Connecticut) et un doctorat inachevé en sciences politiques. À partir de 1969, il rejoint l’administration Nixon où il travaille notamment pour Donald Rumsfeld, qui devient son mentor.

Quand Donald Rumsfeld est nommé secrétaire à la défense en 1975 par Gerald Ford, Dick Cheney passe directeur de cabinet de la Maison Blanche (White House Chief of staff), un poste clé, puis directeur de campagne de Gerald Ford en 1976 contre le démocrate Jimmy Carter. Selon l’anecdote, Dick Cheney était présent avec Donald Rumsfeld lors de la fameuse démonstration de la théorie de l’offre par l’économiste Arthur Laffer sur une serviette, l’affaire de la « serviette de Laffer ». La théorie de l’offre allait être le socle des reaganomics plusieurs années plus tard.

En 1978, il est élu représentant du Wyoming (ouest des États-Unis), siège qu’il conservera jusqu’en 1989. À la Chambre, il est rapidement associé à un autre représentant nouvellement élu en 1978 (en Géorgie), Newt Gingrich. L’ouvrage de Thomas E. Mann et Norman J. Ornstein The Broken Branch (2006), qui propose une généalogie de la crise que traverse depuis plusieurs décennies le Congrès américain, associe Gingrich et Cheney et présente le second comme un soutien actif du premier.

Newt Gingrich, accusé d’être l’homme qui a détruit la politique américaine, joue un rôle clé pour transformer le Parti républicain au Congrès entre 1978 et 1994 afin de le rendre plus offensif et plus homogène, de façon à ce qu’il soit en mesure d’enfin remporter les élections législatives. Le parti est en effet resté minoritaire à la Chambre durant 40 ans sans discontinuité, entre 1954 et 1994.

Le représentant Dick Cheney en 1984.

En 1994, après une ascension au sein du parti, Gingrich mène la campagne du Contrat avec l’Amérique lors des élections de mi-mandat de Bill Clinton. Cette première campagne législative unifiée sous un slogan commun permet au Parti républicain de redevenir majoritaire au Congrès. Le compagnon de route de Gingrich, Mel Steely, confirme dans sa biographie The Gentleman from Georgia (2000) le rôle clé de Dick Cheney, avec Trent Lott (chef de la majorité républicaine au Sénat de 1996 à 2002), pour constituer un relais privilégié de ses stratégies auprès de la Maison Blanche dès 1983. Ces faits sont confirmés par l’étude des archives de Gingrich (les Newt Gingrich Papers, situés à Tulane, en Louisiane).

Qui sont les néoconservateurs ?

Mais Dick Cheney est principalement connu pour deux choses : son rôle direct dans la seconde guerre du Golfe à partir de 2003 en tant que vice-président de George W. Bush et sa proximité avec ceux que l’on appelle les « néoconservateurs ».

« Tous les néoconservateurs sont faucons, mais tous les faucons ne sont pas néoconservateurs », comme l’écrit Justin Vaïsse, auteur d’un livre de référence sur les néoconservateurs, rappelant que Dick Cheney, Donald Rumsfeld ou John Bolton ont été leurs alliés, sans l’être vraiment eux-mêmes.

Ce courant de pensée est accusé d’être derrière les interventions en Afghanistan en 2001 et en Irak en 2003 et de leurs bilans désastreux, incarnant l’impérialisme américain. Né en 1965 au sein de la revue The Public Interest, il voit ses représentants arriver aux manettes sous la première administration Reagan à partir de 1980 et développer leur réflexion dans des think tanks comme l’American Enterprise Institute et l’Hudson Institute. Il finit par se confondre avec le conservatisme classique à partir de l’ère Reagan, intégrant le credo « fusionniste », nom donné à la synthèse conservatrice née en 1955 de l’association des libertariens aux conservateurs sociétaux.

Quelles sont leurs idées ? Si Justin Vaïsse distingue trois grands âges du néoconservatisme, Francis Fukuyama a pour sa part listé quatre de leurs grands principes. Le premier est la conviction, inspirée du philosophe Leo Strauss (1899-1973), que le caractère interne des régimes a de l’importance et que la politique étrangère doit refléter les valeurs les plus profondes des sociétés démocratiques libérales. Le deuxième est la conviction que la puissance américaine a été et doit être utilisée à des fins morales, et que les États-Unis doivent rester engagés dans les affaires internationales. Le troisième est la défiance systématique à l’encontre des ambitieux projets d’ingénierie sociale, une méfiance au cœur du néoconservatisme depuis sa naissance. Enfin, le dernier principe est le scepticisme au sujet de la légitimité et de l’efficacité de la législation et des institutions internationales pour imposer la sécurité ou la justice.

Les néoconservateurs sont arrivés au pouvoir lors de la première administration Reagan, passant du Parti démocrate au Parti républicain. Issus du trotskysme, la révélation des crimes de Staline les fit passer à l’aile droite du Parti démocrate.

C’est l’article de Jeane Kirkpatrick de 1979 dans la revue Commentary au sujet du soutien aux dictatures anticommunistes « Dictatorships and double standards » qui marque un tournant. Ronald Reagan, ayant apprécié cette analyse, voulut rencontrer l’autrice, fin février 1980. Richard V. Allen, qui devint conseiller à la sécurité nationale de Reagan, entre 1981 et 1982, se chargea de faire l’entremetteur et de recruter 26 néoconservateurs pour faire partie des 68 conseillers officiels du président en politique étrangère.

Le rôle de Dick Cheney dans l’évolution post-guerre froide du mouvement

Quand en 1989 George H. W. Bush succède à Reagan, dont il avait été le vice-président au cours de ses deux mandats, il nomme Cheney au poste de secrétaire à la défense. À ce titre, ce dernier joue un rôle déterminant pour façonner la doctrine néoconservatrice post-guerre froide. Ni Dick Cheney ni Donald Rumsfeld ne font partie du mouvement néoconservateur. Ils sont plutôt, comme le formulent Ivo Daalder et James Lindsay, des « nationalistes agressifs » (« assertive nationalists ») souhaitant démontrer la force de l’Amérique au Moyen-Orient. Mais des néoconservateurs se trouvaient dans l’entourage du président.

En 1992, à la sortie de la guerre froide, Dick Cheney et son proche entourage jouent un rôle clé pour façonner la doctrine néoconservatrice post-guerre froide. Pierre Bourgois, auteur d’un ouvrage, en 2023, sur ce courant, narre cet épisode. C’est en février 1992 qu’est publié le document « Defense Planning Guidance », rédigé par Paul Wolfowitz, sous-secrétaire à la politique de défense de Dick Cheney et éminent néoconservateur, entouré de Scooter Libby et de Zalmay Khalilzad, eux aussi membres importants du courant.

Dans ce document, nous voyons poindre les bases de la vision néoconservatrice post-guerre froide dans le cadre du « moment unipolaire américain ». L’objectif est d’assurer le maintien de l’hégémonie de Washington. Le New York Times publie des extraits du brouillon le mois suivant, ce qui provoque une polémique du fait du militarisme et de l’unilatéralisme qui imprègnent le texte. Dick Cheney est alors contraint de le réviser. Il publie une ultime version en janvier 1993 sous le nom de « Defense Strategy for the 1990s : The Regional Defense Strategy », moins polémique mais insistant sur l’accroissement du budget de la défense malgré la chute du bloc soviétique.

Entre 1995 et 2000, entre les administrations Bush père et fils, Dick Cheney administra l’entreprise pétrolière texane Halliburton qui fut au centre de plusieurs polémiques avec les contrats juteux engrangés après la guerre en Irak mais aussi en raison de ses pratiques comptables « agressives » sous le mandat Cheney.

La vice-présidence de 2001 à 2009 et la guerre en Irak

Le point culminant de la carrière de Dick Cheney fut sa vice-présidence durant les deux mandats de George W. Bush.

Bande-annonce du film Vice (2019), consacré à Dick Cheney interprété par Christian Bale.

Les attentats du 11 septembre 2001 ont permis aux néoconservateurs de l’administration Bush, tels que Paul Wolfowitz, Doug Feith, Scooter Libby ou encore Elliott Abrams, de faire prévaloir leur vision, avec leurs alliés bien en place incarnés dans le duo habituel Cheney/Rumsfeld, ce dernier étant cette fois-ci le secrétaire à la défense, avec Paul Wolfowitz pour numéro deux. Les néoconservateurs sont tenus pour responsables des guerres en Afghanistan et en Irak.

Avec la fin de l’URSS, le Moyen-Orient était devenu leur sujet de prédilection. Dick Cheney était très influencé par Bernard Lewis et Fouad Ajami, deux experts du monde islamique issus de ce courant.

Toute l’administration Bush n’est pas néoconservatrice, toutefois. Colin Powell, secrétaire d’État, était un réaliste, fréquemment opposé aux néoconservateurs. Condoleezza Rice, alors conseillère à la sécurité nationale, ne l’était pas non plus, mais restait plus neutre. Donald Rumsfeld était sous le feu de critiques virulentes tant de la part du Parti républicain que des néoconservateurs, Bill Kristol, figure du mouvement depuis les années 1990, allant jusqu’à clamer que l’armée méritait un meilleur secrétaire à la Défense. Rumsfeld avait pourtant été plus proche du mouvement que Dick Cheney, faisant partie du Committee on the Present Danger à partir de 1978 et codirigeant le Committee for the Free World, deux structures néoconservatrices majeures des années 1970.

Le déclin des néoconservateurs

La démission du secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld en novembre 2006 marqua le début de leur déclin, suivie de la chute de Scooter Libby, chef de cabinet de Dick Cheney, et de la démission en 2006 du faucon John Bolton, nommé ambassadeur à l’ONU, à la suite des échecs en Irak.

Quid du néoconservatisme dans la droite étatsunienne actuelle ? Le Parti républicain et l’écosystème conservateur qui l’accompagne ont été profondément modifiés par l’arrivée de Donald Trump au pouvoir en 2016, qui a rompu idéologiquement avec l’héritage dit « fusionniste », ce mélange de conservatisme sociétal et de laissez-faire économique né en 1955, nous l’avons dit, avec la National Review, et enrichi plus tard du néoconservatisme en politique étrangère.

Imposant une rupture tant avec son prédécesseur démocrate qu’avec la ligne néoconservatrice de l’ère Bush, Trump a inauguré un nouveau rapport au monde fait de critique de la mondialisation néolibérale, de refus de l’interventionnisme en politique étrangère et de refus de l’immigration, laquelle était acceptée par les néoconservateurs. Dans un Parti républicain noyauté par Trump et ses proches, les derniers néoconservateurs sont partis en 2021, avec Liz Cheney, fille de Dick, représentante du Wyoming comme son père, qui n’a pas supporté l’assaut du Capitole du 6 janvier.

Ce qui reste de ce courant qui fut central durant trente ans dans le parti est rassemblé parmi les « Never Trumpers » avec la création, en 2018, du site The Bulwark soutenu par Bill Kristol, conçu avec les équipes de son Weekly Standard. Bill Kristol lança même en mai 2020 son Republican Accountability Project rassemblant des républicains militant contre Trump pour la présidentielle de 2020 dans le cadre d’une vaste campagne publicitaire à 10 millions de dollars (8,6 milliards d’euros) ciblant les Blancs diplômés des États clés.

Les think tanks historiques du néoconservatisme, l’American Enterprise Institute, qui a tant alimenté les administrations Bush, mais aussi l’Hudson Institute, sont aujourd’hui marginalisés, tandis que l’Heritage Foundation, think tank historique du reaganisme, a fait sa mue idéologique complète sous l’égide de Kevin D. Roberts, travaillant autant à fournir des milliers de curriculum vitæ à l’administration Trump 2 qu’à lui proposer le Projet 2025 clé en main.

Le scandale actuel autour de la fondation Heritage, consécutif à l’entretien du présentateur star de la galaxie MAGA Tucker Carlson, qui est officiellement associé à la fondation, avec l’influenceur antisémite Nick Fuentes, a déclenché un tollé au sein des derniers néoconservateurs, John Podhoretz, fils de Norman Podhoretz, l’un des penseurs clés du courant, accusant Kevin D. Roberts de souiller la mémoire de sa mère Midge Decter, de confession juive, qui fut longtemps présente au bureau du think tank. C’est une époque qui se clôt.