Pétitions, censure et séisme médiatique… De Robert Mapplethorpe à Balthus, Numéro revient sur 5 œuvres d’art qui ont fait scandale et secoué le monde de l’art.
Par Alexis Thibault.
Publié le 14 février 2018. Modifié le 25 novembre 2025.
“Man in Polyester Suit”, Robert Mapplethorpe, 1980.
Quand la censure et le scandale frappent le monde de l’art
Le tableau Hylas et les Nymphes (1896) de John W. Waterhouse ne peut plus être exposé. La directrice de la Manchester Art Gallery, où il était présenté jusqu’alors, l’admet elle-même : “Ce musée montre le corps féminin soit comme une forme décorative et passive, soit comme une femme fatale. Déboulonnons ces clichés de l’époque victorienne !” Dans la toile, alors qu’il puise de l’eau à la cascade, Hylas rencontre des nymphes qui, séduites par sa beauté, l’entraînent dans les profondeurs… Pour Clare Gannaway, l’œuvre serait tout simplement sexiste.
La toile de 1896 est ainsi reléguée dans les réserves du musée. À sa place : un rectangle blanc couvert de Post-it, invitant des visiteurs médusés à réagir à cette décision. Nous sommes le 26 janvier 2018, en pleine ère #MeToo. Et cette censure s’avère finalement n’être qu’un coup de communication spectaculaire, une mise en scène annonçant l’exposition de l’artiste Sonia Boyce à la Manchester Art Gallery.
L’évènement pose justement la question essentielle : pourquoi censurer ? Quand l’interdiction devient-elle légitime ? Au nom de quelles convictions morales, religieuses ou esthétiques ? Et que dit la loi ? Numéro revient sur cinq scandales qui ont éclaboussé des œuvres et leurs auteurs.
Robert Mapplethorpe et la photographie osée de son amant
En 1980, le photographe américain Robert Mapplethorpe (1946-1989) immortalise son amant et grand amour, Milton Moore. Élégamment vêtu d’un costume trois pièces, l’ancien déserteur de la marine y révèle, sans détour, son sexe. Mapplethorpe intitule sobrement ce cliché Man in Polyester Suit (1980). Près de trente-cinq ans plus tard, cette photographie aux somptueux contrastes se vendra plus de 420 000 euros lors d’une vente aux enchères.
Pourtant, en 1988, alors que le photographe livre un combat acharné contre le sida, l’Institut d’art contemporain de Philadelphie décide de lui rendre hommage. Man in Polyester Suit, déjà montré dans de nombreuses galeries, figure à nouveau dans cette rétrospective intitulée The Perfect Moment. Mais surprise : pour Jesse Helms, sénateur de Caroline du Nord, c’est l’accrochage de trop. Selon lui, cette “œuvre” heurte la morale puritaine américaine et glorifie un art “sale et dégénéré”.
Pire encore : l’exposition a bénéficié de fonds publics, quelque 30 000 dollars ayant été attribués à la rétrospective. Scandale immédiat. Les sénateurs conservateurs se mobilisent alors pour empêcher toute présentation future du travail de Mapplethorpe.
“La Nona Ora”, Maurizio Cattelan, 1999.
L’impertinence ravageuse de Maurizio Cattelan
Le pape Jean-Paul II terrassé par une météorite : en 1999, l’artiste italien Maurizio Cattelan dévoile La nona ora (La neuvième heure), sculpture grandeur nature représentant le souverain pontife, en soutane blanche, étendu sur une moquette rouge et cramponné à sa férule. Cette scène burlesque, où le pape devient paradoxalement la victime d’un élément céleste, provoque immédiatement un tollé.
Lors de son exposition à la Zacheta Gallery of Contemporary Art de Varsovie, en Pologne, pays natal du pape canonisé, l’indignation atteint son comble. Un homme politique local tente de vandaliser l’œuvre “au nom de la dignité du Saint-Père”. Il poussera la directrice du musée, Anda Rottenberg, à la démission.
Fasciné par le pouvoir des images, Cattelan conçoit La nona ora comme une œuvre cathartique. Pour lui, l’art doit poser les questions plutôt que fournir les réponses. “Le contexte d’une œuvre fait partie intégrante de sa signification, tout comme le point de vue, culturel, psychologique, social, de celui qui la regarde. L’art est un territoire que chacun peut explorer sans alphabet commun, confie-t-il à Numéro. Et pourtant, personne n’en retirera les mêmes sensations ni la même expérience que son compagnon de voyage.”
“Thérèse rêvant”, Balthus, 1938.
Balthus et son penchant pervers pour la jeunesse
Voyeurisme ou perversion ? En décembre 2017, une œuvre du peintre français d’origine polonaise Balthasar Klossowski, dit Balthus, se retrouve au cœur d’une polémique. La célèbre toile Thérèse rêvant (1938), représentant une jeune voisine en jupon rouge, le corps abandonné, scandalise une certaine Mia Merrill. Elle lance aussitôt une pétition demandant au Metropolitan Museum of Art (MET) de retirer l’œuvre : “Je demande simplement que le MET soit plus vigilant quant aux toiles qu’il expose et comprenne ce qu’elles insinuent.”
En pleine affaire Weinstein, Mia Merrill récolte plus de 9 000 signatures en quelques jours, sans pour autant convaincre Kenneth Weine, porte-parole du musée, pour qui “l’art reflète différentes périodes, et non pas seulement la nôtre”. L’érotisme latent de la toile, confronté à la jeunesse du modèle, ravive inévitablement les soupçons entourant Balthus, mort en 2001. Le goûter ou La jeune fille à la guitare avaient déjà suscité le scandale. Tout comme l’exposition Balthus : Cats and Girls — Paintings and Provocations.
La sexualisation de l’enfance dans l’art devient alors un terrain de débat brûlant, où s’affrontent liberté artistique, morale contemporaine et relecture critique du passé.
“Pietà (The Empire Never Ended)”, Paul Fryer, 2007.
Paul Frayer et sa vision du martyre du Christ
En 2007, l’artiste londonien Paul Fryer présente Pieta (The Empire Never Ended). Une sculpture en cire ultra-réaliste représentant le Christ assis sur une chaise électrique, sa propre relecture de la crucifixion et du martyr. La presse s’attend alors à une levée de boucliers de la part de l’Église. Pourtant, un homme de foi prend tout le monde à contre-pied. En avril 2009, Mgr Jean-Michel di Falco Léandri, évêque de Gap et d’Embrun (Hautes-Alpes), accueille l’œuvre choc dans la cathédrale de Gap.
“Le scandale n’est pas là où on le croit, souligne-t-il. Le scandale, ce n’est pas le Christ assis sur une chaise électrique. Si le Christ était condamné aujourd’hui, on utiliserait les instruments barbares encore en vigueur dans certains pays. Le scandale, c’est notre indifférence devant la croix du Christ.” En s’emparant de l’objet controversé et en renversant le discours, Mgr di Falco Léandri réussit un véritable tour de force, attirant au passage un nombre considérablement accru de visiteurs dans la cathédrale.
“Domestikator”, l’Atelier Van Lieshout, 2016.
Domestikator ou la structure levrette qui dérange
Démesurée, la sculpture-architecture habitable de l’Atelier Van Lieshout ne fait pas l’unanimité. Culminant à douze mètres de hauteur, cette œuvre a été refusée en octobre dernier par la direction du Louvre dans le cadre du programme “hors les murs” de la FIAC 2017. Cette création provocatrice, qui représente un couple en position de levrette, n’a donc jamais trôné dans le jardin des Tuileries. Le musée justifie sa décision. “Des légendes circulent sur Internet et attribuent à cette œuvre une vision trop brutale. Elle pourrait être mal perçue par le public traditionnel du jardin des Tuileries.”
Pour le Néerlandais Joep Van Lieshout, auteur de cette pièce acclamée en Allemagne, la scène sexuelle explicite symbolise pourtant l’ingéniosité humaine et la domestication de la nature. Baptisée Domestikator, l’œuvre évoque immanquablement le Dirty Corner d’Anish Kapoor. Une représentation XXL du “vagin de la reine” qui avait secoué les jardins de Versailles en 2015.
Finalement, Domestikator, à la fois surprenante et ludique, trouvera refuge à la lisière du Centre Pompidou dès le 17 octobre 2017. Elle sera qualifiée par son directeur Bernard Blistène de “magnifique utopie en prise avec l’espace public”.




