Plus qu’un recul, une véritable dégringolade. Pour le récent prix Nobel d’économie Philippe Aghion, le constat est net : la France, et plus largement l’Europe, ont décroché face aux États-Unis. Les chiffres sont implacables : depuis 1980, le PIB américain a progressé d’environ 190 %, contre un peu plus de 100 % pour la France. Et la Chine, désormais, nous dépasse elle aussi. Cette divergence se lit dans le réel : l’automobile française s’affaiblit depuis les années 2000, nos entreprises pharmaceutiques s’installent ailleurs et, même dans l’agroalimentaire, l’excédent commercial ne tient plus que grâce aux spiritueux.
Pour Aghion, trois facteurs structurels expliquent ce décrochage : l’éducation, la prise de risque et le financement. L’Europe n’a jamais réussi à aligner ces trois leviers comme les États-Unis, où universités de pointe, capital-risque, fonds de pension et grands programmes fédéraux comme la DARPA constituent un écosystème cohérent. « Les fonds institutionnels américains encouragent la prise de risque à long terme », rappelle-t-il. De quoi expliquer que l’Europe se limite souvent à des innovations mid tech quand les États-Unis concentrent les ruptures high tech.
À cette faiblesse s’ajoute une fragmentation politique qui ralentit la décision. Pendant que Washington et Pékin fixent des priorités nationales lisibles, l’Union européenne doit composer avec des équilibres politiques complexes. L’industrie, elle, affronte un environnement réglementaire toujours plus dense. Le directeur général de Renault, François Provost, souligne que « d’ici à 2030, 107 nouvelles réglementations toucheront l’automobile », au point que « 25 % de nos ingénieurs ne travaillent plus que sur la mise aux normes ».
Une charge lourde, même si la contrainte peut aussi stimuler l’innovation. Clarisse Maillet, vice-présidente Industrie de la CPME et dirigeante d’Aerométal, rappelle que « les TPE-PME assurent 19 % de la R&D en France, notamment parce qu’elles doivent répondre aux exigences environnementales fixées par les grands groupes ».
L’histoire n’est pourtant pas écrite. L’Europe dispose encore d’atouts déterminants. « On a les talents », souligne Aghion en citant Yann Le Cun, figure mondiale de l’intelligence artificielle et symbole d’une recherche européenne de très haut niveau. De nouvelles coalitions émergent, comme le partenariat SAP – Mistral AI, qui associe logiciels industriels et IA de pointe. « Nous travaillons avec de nombreuses start-up françaises et européennes », insiste Christel Heydemann, directrice générale d’Orange, convaincue que le continent peut se recomposer autour de hubs technologiques forts.
Le diagnostic est sévère, mais la trajectoire reste ouverte : clarifier les priorités, réduire les lourdeurs inutiles, favoriser la prise de risque et miser pleinement sur les talents. Une condition indispensable si l’Europe veut retrouver sa place dans la course mondiale à l’innovation.